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porter pour mademoiselle une lettre urgente.

Des mains de Victorine, qui ressortit aussitôt, Nelly-Rose prit la lettre. Elle jeta les yeux sur l’enveloppe. Le pressentiment d’une mauvaise nouvelle, d’une menace, la fit une seconde hésiter… Elle ouvrit l’enveloppe, en tira une carte où quelques lignes étaient tracées.

Elle lut, devint très pâle et tomba sur une chaise.

— Ah ! Je l’avais oublié, celui-là ! murmura-t-elle.

Dans le désarroi que lui avait causé la poursuite effrontée de l’inconnu au lilas, Nelly-Rose, en effet, avait cessé de penser à un autre sujet d’émoi, à une autre inquiétude qui, à présent, renaissait et se précisait en menace. Nelly-Rose se remit debout ; un moment, agitée, elle alla et vint dans son boudoir, puis s’assit sur son divan, toujours pâle et les yeux fixés droit devant elle.

À cet instant, Mme Destol entra dans le boudoir.

— Eh bien, Nelly-Rose, nous t’attendons ! Il est neuf heures passées… Mais, ma petite fille, qu’est-ce que tu as ? Tu as l’air bouleversée ? Voyons, réponds-moi. Tu n’es pas malade ?

Inquiète, Mme Destol s’approcha de sa fille et sur la table vit la carte et l’enveloppe que Nelly-Rose y avait laissé tomber.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Mme Destol en prenant la carte.

Elle lut, sursauta, et s’écria :

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Baratof, c’est le Russe aux cinq millions… Eh bien, pourquoi te demande-t-il de venir à minuit ? De quelles conventions s’agit-il ? Voyons, Nelly-Rose, réponds !

Dans son étonnement, elle parlait très haut et les éclats de sa voix arrivèrent aux oreilles des quatre amis qui, dans le couloir, attendaient, prêts à partir. Ils accoururent.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Valnais.

— Ce qu’il y a ? cria Mme Destol dont l’émotion croissait devant le silence de Nelly-Rose, il y a une chose incroyable, inconcevable, inimaginable ! Il y a qu’un monsieur, ce Russe, cet Ivan Baratof, oui, l’homme aux cinq millions, ose écrire à ma fille ceci : écoutez bien !

Et, d’une voix vibrante d’indignation, elle lut :

« Mademoiselle, je suis sûr que vous vous rappelez nos conventions. Je sonnerai ce soir, à minuit, chez vous. Vous serez seule, puisque vous avez bien voulu y consentir. Hommages respectueux. »

— Et c’est signé Ivan Baratof. Tenez, regardez, qu’est-ce que vous en dites ?

Elle leur tendait la carte. Les quatre hommes, stupéfaits, se regardaient. Il y eut des exclamations.

— Mais c’est de la folie !…

— Écrire cela à une jeune fille !

— Quel goujat !…

Et Valnais :

— Comment cet homme se permet-il ?… Qu’est-ce que cela signifie ?…

— C’est ce que je demande à Nelly-Rose, cria Mme Destol, et elle ne me répond pas !…

Cependant Nelly-Rose s’était remise d’aplomb. La crainte n’avait pas longtemps prise sur sa nature courageuse. L’affolement que montraient ses cinq interlocuteurs lui apparut soudain si comique, qu’elle éclata de rire.

— Dieu, que vous êtes drôles ! s’écria-t-elle. En voilà une façon de prendre au tragique une chose sans importance. Laissez-moi tranquille ! Maman, je t’en prie, va à l’Opéra, va au bal, amuse-toi… et ne t’occupe pas de moi.

Mme Destol leva les bras.

— Elle est folle ! Nelly-Rose, tu es folle ! Mais tu n’as pas l’intention, je pense, de recevoir cet individu ?

— Pourquoi pas ?