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il pourrait peut-être, aujourd’hui même…

— Non, non ! une sorte de peur agitait sa voix… Aujourd’hui je suis prise, une réception chez ma mère… Demain, n’est-ce pas ? Demain matin, je passerai vers onze heures.

— Entendu, mademoiselle, je le préviendrai.

L’appareil raccroché, Gérard fit quelques pas dans la pièce réfléchissant. De nouveau, il regarda l’heure… quatre heures et demie… Baratof n’arriverait plus qu’à sept heures. Gérard quitta l’appartement, descendit et sortit du Nouveau-Palace.

Il allait agir, sans retard, avec sa décision et son audace habituelles. Avide de revoir Nelly-Rose, moins pour lui parler que pour se rendre compte de son milieu et pour s’imposer à son attention une troisième fois et de façon plus directe encore, il se rendit chez Mme Destol.

Il entra comme un invité, sans aucun embarras, aussi désinvolte que s’il était un familier de la maison. Il eut même l’aplomb, après avoir franchi la foule qui se pressait dans l’antichambre, de s’incliner devant Mme Destol, de lui sourire aimablement et de lui baiser la main avec l’aisance d’un monsieur qui, cent fois déjà, a eu l’occasion de baiser cette jolie main et qui s’en réjouit. Mme Destol fut un peu étonnée, mais crut aussitôt que c’était un camarade d’études de sa fille et qu’elle ne se rappelait plus le visage de ce sympathique visiteur.

S’étant acquitté de ce devoir primordial, Gérard chercha Nelly-Rose, l’aperçut et, tout en évitant d’attirer le regard de la jeune fille, ne la quitta plus des yeux.

Elle lui sembla plus charmante encore ainsi, chez elle, sans manteau, sans chapeau, dans une robe seyante qui mettait en valeur sa beauté que le plaisir animait. Elle n’était pas seulement maîtresse de maison aimable et attentive, mais spectatrice amusée et joyeuse. Les jeunes gens du laboratoire exécutaient leur numéro. Trois d’entre eux était travestis en nègres américains, smoking, chapeau de paille, figure noire et énorme bouche rouge, et trois en girls, costumes de marins, perruques blondes bouclées, culottes blanches. Leurs cris et leurs trémoussements frénétiques, qui mettaient en joie les spectateurs, faisaient rire la jeune fille… Qu’elle était jolie quand elle riait ! Gérard la regardait ardemment. Jamais une femme ne lui avait paru aussi séduisante et aussi désirable. Et cette gaîté d’enfant…

Cependant le numéro s’achevait. Il y eut interruption et les invités envahirent le buffet : Gérard vit alors un grand jeune homme à monocle s’approcher de Nelly-Rose et lui parler avec une familiarité empressée. Gérard fronça le sourcil, agacé. Que signifiait cette intimité ? Et justement il entendit quelqu’un dire derrière lui :   « N’est-ce pas le fiancé de Mlle Destol qui est avec elle ? » Il se rapprocha alors de Nelly-Rose et de son compagnon qui gagnaient le buffet. Sans être vu, il s’arrêta tout près d’eux, de l’autre côté d’une porte qui le dissimulait tout en lui permettant de voir et d’écouter. Et tout de suite il fut rassuré. Nelly-Rose n’avait ni le ton ni l’attitude d’une fiancée. Gérard entendit ce dialogue :

— Très réussie votre fête, Nelly-Rose.

— Bien grâce à vous, Valnais…

— Ne parlez pas de cela… Je suis trop heureux… Ne voulez-vous pas prendre quelque chose ?

— Oui, une orangeade, s’il vous plaît ?

Valnais alla chercher un verre d’orangeade et le rapporta à Nelly-Rose qui était restée debout dans l’embrasure de la porte.

— Alors, pour ce soir, c’est convenu n’est-ce-pas, lui dit-il, à l’Opéra, à neuf heures, et, après, le bal chez les Boutillier ?