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Rose Destol, je la connais aussi, dit Gérard… Oh ! en plus jeune… Tiens, regarde. J’ai trouvé ça dans la pochette aux titres.

Et il tira de son portefeuille et montra à Baratof la photographie de Nelly-Rose à dix ans.

— Tiens, pourquoi l’as-tu conservée ? demanda Baratof.

— Ma foi, je n’en sais trop rien. Cette figure d’enfant m’a plu. Cet air émouvant, ce clair regard… On les retrouve dans les trois portraits… C’est bizarre, avec cet aspect, de faire une proposition aussi risquée… La demoiselle doit être en mal de réclame… N’importe, elle est bien jolie !

Au bout d’un moment, il ajouta, d’un autre ton :

— Dis donc, Baratof, tu vas lui rendre, à elle et à sa mère, les titres et le reçu.

— Parbleu ! dit Baratof.

Mais il eut un sourire ambigu que Gérard surprit.

— Ah ! pas de blagues à ce sujet, Baratof ! Pour moi, ce dépôt-là, c’est sacré…

— Pour moi aussi, voyons, affirma le Russe. Je vais leur reporter tout ça en allant à Paris.

— Ah ! tu vas donc à Paris ?

— Oui, bientôt.

Après une pause, Gérard déclara :

— Moi aussi. Il n’y a plus rien à faire par ici pour le moment. Ma dernière expédition était déjà dangereuse. Maintenant, je suis brûlé… Du reste, je veux revoir Paris, et surtout aller en Normandie embrasser ma vieille maman… Mais tu pars, toi, pour longtemps ?

— Oui, dit le Russe.

Il n’expliqua pas les deux motifs de son départ le désir de jouir librement de l’énorme fortune conquise par ses rapines ; le désir de mettre en sûreté, d’échapper aussi bien aux espions russes qui, depuis quelque temps, le traquaient, qu’à d’anciens complices récemment sortis de prison et qui voulaient le faire chanter.

— Je m’en vais dans quinze jours, dit-il, je ferai le voyage par Berlin et Londres où j’ai des affaires. Et toi ?…

— Moi, je m’en irai avant toi, dans une huitaine de jours. Je passerai par le sud de l’Europe. Oh ! je ne me hâterai pas !… Je m’amuserai un peu en route. Nous nous retrouverons à Paris ?

— Oui, dit Baratof… Voyons, dans trois semaines, il consulta un calendrier. Tiens, le 8 mai au soir, je t’attendrai au Nouveau-Palace des Champs-Élysées. Je te télégraphierai l’heure.

— C’est ça, je descendrai à la Pension russe d’Auteuil, et, après t’avoir vu, je filerai en Normandie. Au revoir. Je vais faire un tour jusqu’au dîner.

Seul, Baratof reprit la revue qui reproduisait les traits de Nelly-Rose et les regarda de nouveau longuement… À Paris déjà, lors de sa rencontre avec la jeune fille, il avait éprouvé pour elle un sentiment d’admiration où le désir tenait certes plus de place que le respect. Et tout de suite, à la lecture de la revue polonaise achetée par hasard l’avant-veille, un projet audacieux s’était formé dans son esprit, projet auquel il s’attachait de plus en plus, et qu’il eût déjà mis à exécution s’il n’y avait pas eu l’obstacle de sa rapacité naturelle.

Il recompta les titres que contenait la pochette. Quelle fortune énorme ! Que cette fortune ne lui appartînt pas, cela le faisait sourire cyniquement. Ce que Baratof avait entre les mains lui appartenait toujours, ou, tout au moins, il s’y taillait toujours la part du lion… Alors, ces millions s’ajoutant aux nombreux millions qu’il possédait déjà, ne lui permettaient-ils pas un sacrifice qui, considérable en soi, pour lui-même n’était pas grand-chose ? Ne voulait-il pas désormais jouir de son argent, vivre à Paris, étaler ses richesses, se mettre en relief, faire parler de lui ?… Enfin, n’était-ce pas l’occasion de prendre une revanche sur Gérard qui l’avait supplanté auprès de la comtesse Valine ? Nelly-Rose serait l’enjeu de cette revanche, Nelly-Rose si jolie et à qui Gérard semblait s’intéresser.