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aux miracles. Oui, Valnais, cela vous étonne, mais, malgré mes études scientifiques, je suis une romanesque, une rêveuse… et je rêve, quelquefois, que quelqu’un va venir nous rapporter ces richesses.

— Quelqu’un… un beau jeune homme, par exemple ? dit Valnais d’un ton qui voulait être railleur et amer.

— Pourquoi pas ? dit encore Nelly-Rose, mais cette fois en riant franchement. Il est bien permis d’imaginer des choses agréables. Je vois, en effet, un beau jeune homme en veste de velours, en bottes montantes… qui est un héros, traverse en chantant des périls, accomplit de téméraires exploits…

— Un aventurier de roman, quoi !

— Mon Dieu, oui ! On l’attaque. Il se bat : couteau, revolver, prouesses fantastiques… il triomphe.

— Ah ! ah ! ah ! À notre époque !… Mais ce n’est même plus du roman… C’est du cinéma… Un héros de cinéma surgissant avec les titres reconquis…

— C’est cela ! c’est cela ! s’exclama Nelly-Rose en battant des mains, c’est cela ! Vous évoquez la chose comme je la vois. Tenez, l’autre jour, au cinéma, j’ai vu un film où il s’est passé une aventure de ce genre… Oui, un véritable héros, chevaleresque, intrépide.

— Comme il n’y en a que dans les belles histoires, dit-il.

— Comme il peut y en avoir dans la réalité, Valnais, avec un peu de chance…



III

L’homme aux besaces


Le printemps russe était encore glacial. La neige couvrait le sol et, en légers flocons, dans l’air immobile du matin, continuait à descendre du ciel gris, bas et menaçant.

Le petit village, c’était dans une région assez voisine de la frontière polonaise, venait de s’éveiller, et un événement inhabituel avait attiré hors de leurs misérables isbas ses pauvres habitants. Sur les marches de l’église, au centre de la petite place, un homme était assis et chantait une mélopée traînante qu’il accompagnait en jouant de l’accordéon. Son aspect était celui d’un mendiant et il paraissait sans âge. Une vieille casquette aux deux ailes rabattues sur ses oreilles s’enfonçait sur ses yeux dont l’un, le droit, était couvert par un bandeau crasseux qui masquait la moitié du visage. Un vêtement de velours grossier, en loques et devenu de couleur indéfinissable, enveloppait son corps. Il avait aux pieds des bottes rapiécées. Des besaces chargeaient ses épaules courbées, contenant évidemment tout ce qu’il possédait au monde : vivres, tricots, batterie de cuisine.

Morne, il jouait et chantait, et, bien que son accordéon fût un peu défaillant, les moujiks l’écoutaient avec un plaisir visible.

Ce sentiment se manifesta quand il cessa de jouer. Ses auditeurs n’avaient pas d’argent pour lui, mais ils lui donnèrent les humbles aumônes dont ils pouvaient disposer : du pain, de la vodka dont on remplit sa gourde. Une femme lui apporta même un bol de bortsch, soupe à la betterave qu’il avala avec gloutonnerie.

Pour remercier, il joua encore un petit air d’accordéon, puis enveloppa l’instrument qu’il suspendit à son épaule, auprès de ses besaces, et, ainsi chargé, le dos rond, la tête basse, l’aspect résigné d’un vieux dont la vie est de suivre les chemins au hasard des jours et des aumônes, il s’en alla clopinant. À quelque distance du village, il s’engagea dans un petit bois et fut hors de vue.

Alors, il se redressa, s’étira les bras avec un soupir de soulagement, et arracha le bandeau qui lui couvrait la face. Comme par magie, il fut un autre homme, un homme de vingt-huit à trente ans, de taille haute et svelte, athlétique ; son visage régulier exprimait l’intelligence vive, l’énergie décidée, l’audace sûre de soi. Ses yeux bleus avaient un regard paisible presque gai, et qui pouvait, certes, aux heures de détente, devenir affectueux et tendre.