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trième, il rejoignit Nelly-Rose qui feuilletait une revue.

— Voulez-vous venir avec moi dans la pièce voisine, Nelly-Rose, j’ai à vous parler, lui dit-il à mi-voix.

Elle le regarda, hésita et le suivit dans un boudoir râpé, luxueux, et aussi peu ordonné que le salon.

— Alors, qu’avez-vous de si capital à me dire, mon bon Valnais ? demanda-t-elle en fixant franchement sur lui ses beaux yeux.

— Nelly-Rose, n’ayez pas ce ton détaché et moqueur. Cela me trouble, me fait perdre mes idées… et aujourd’hui il faut que je vous parle très sérieusement. Pourquoi avez-vous fait cette folie, cette offre téméraire, inconvenante ? Oh ! Je sais bien, la pureté de votre cœur… Mais enfin, même imaginer que vous accepteriez de vendre un baiser… quel que soit le but ! Vous ne vous rendez pas compte, Nelly-Rose… Évidemment, pour vous c’est une gaminerie sans conséquence, une plaisanterie. Mais, pour moi… pour moi qui vous…

Elle l’interrompit en lui collant, avec un éclat de rire, la main sur la bouche :

— Chut… Vous me l’avez déjà dit, d’Artagnan !

Il ôta cette petite main qui le bâillonnait, l’embrassa, et, presque plaintif, gémit :

— Vous riez toujours… Vous ne m’aimerez donc jamais, Nelly-Rose ?

Elle lui retira sa main qu’il avait gardée dans la sienne.

— Mon bon Valnais, je vous aime beaucoup, vous êtes un excellent ami…

— Oui, un excellent ami… que vous aimez beaucoup, il sourit avec une amertume sincère, mais un peu comique. Eh bien, non, Nelly-Rose, ça ne me suffit pas… Je vous aime, moi. Je vous aime passionnément… Nelly-Rose, je vous en supplie, consentez à être ma femme.

Elle rit encore.

— Mais, je ne veux pas me marier, Valnais. Je suis bien comme je suis. Pourquoi voulez-vous que je m’enchaîne ?

— Oui, pour beaucoup de jeunes filles le mariage est une délivrance de leur condition dépendante… quoique maintenant… Tandis que vous, Nelly-Rose, avec votre sentiment du devoir, votre loyauté… en vous mariant, vous contracterez des engagements auxquels vous ne manquerez pas. Mais…

— Mais je ne me marierai qu’en aimant… Et…

— Et vous ne m’aimez pas… Vous ne voulez pas m’aimer…

— Je vous avoue, mon ami, que je n’y songe guère.

— Et moi qui vous aime tant, qui vous ferais une vie si heureuse. Oh ! je sais vos habitudes d’indépendance…, mais je ne serais pas un tyran. Je vous laisserais libre de continuer vos études, de poursuivre les œuvres qui vous intéressent. Je pourrais vous appuyer financièrement… Je suis, vous le savez, très riche.

Elle eut un geste d’insouciance. Il reprit :

— Oh ! je connais votre désintéressement, Nelly-Rose. Mais, d’autre part, vous êtes habituée à la vie large, au luxe, ainsi que votre mère… Et malheureusement…

Il hésitait. Elle le regarda, étonnée, vaguement inquiète :

— Quoi donc ?

— Eh bien, Nelly-Rose, il faut que la vérité vous soit connue. Vous savez que Mme Destol me confie en partie le soin de ses affaires, en partie seulement, hélas !… Vous savez aussi quel est le caractère de votre mère, généreux, libéral, mais insouciant, mais bohème… passez-moi le mot. Eh bien, l’énorme fortune de votre père, qui était déjà ébranlée dans les dernières années de sa vie, puisque c’est pour la rétablir, paraît-il, qu’il entreprit au début de la guerre un voyage en Roumanie, n’a fait, depuis, que diminuer… Votre mère, avant de recevoir mes conseils, n’a pas su l’administrer, ses revenus faiblissaient à mesure que toutes les conditions de la vie augmentaient. Alors, pour ne pas restreindre son train d’existence, elle a commis l’imprudence de jouer à la Bourse, de spéculer enfin à mon insu. Elle a naturellement perdu… Et, à présent, elle est ruinée. Il lui reste à peine de quoi vivre pendant six mois…