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vaient ensevelis. Il ne voulait plus s’en aller au delà des morts sur la tombe desquels il avait prié tant de fois depuis son enfance. C’était là le point extrême, la limite sacrée que l’envahisseur n’avait pas le droit de franchir. Les morts devaient dormir tranquilles. Martineau ne reculait plus.

Cependant plusieurs balles crépitèrent autour de nous, et l’une d’elles s’aplatit sur la pierre. Alors je dis à Martineau :

— Tu vois, il faut partir.

D’un bond, pour ainsi dire, il se retourna et me jeta :

— Fichez-moi la paix. Je reste, vous entendez, je reste !

C’est à peine si j’entrevis sa figure convulsée et la lueur de son regard. Déjà il reprenait sa besogne avec une sorte de rage frénétique et une telle obstination que je sentis l’inutilité de tout effort pour le réduire à l’obéissance.

À huit cents mètres en avant, des silhouettes d’Allemands débouchaient du village.

— Adieu, Martineau, lui dis-je.

Il ne répondit pas. Il tirait.

Je rejoignis mes hommes. Deux fois encore il me fut donné de l’apercevoir, du haut des pentes que je gravissais en courant. Il était à genoux, couché presque sur la terre même de la tombe, à plat ventre, parmi les fleurs, et, des cartouches accumulées à portée de sa main, il tirait, il ne cessait de tirer.

Et j’entendis encore la détonation de son fusil pendant que nous tirions, nous, de derrière des tranchées. Sentinelle perdue, il inquiétait l’ennemi, qui devait croire à la présence de tout un détachement dans le cimetière et qui n’osait avancer qu’avec précaution.