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solument sûr que je l’avais fermée — et Miss est entrée à pas lents et craintifs.

Furieux, je m’empare d’une cravache. Elle s’accouve et rampe. J’allais la frapper, oui, la frapper comme une brute, elle, mon unique amie, quand soudain elle lève la tête et me fixe de ses bons yeux aimants.

Et dans ces yeux — est-ce folie, hallucination ou miracle ? — dans ces yeux, j’ai reconnu, oh, mais ! reconnu sans erreur possible, comme on reconnaît un objet mille fois contemplé, j’ai reconnu le regard de Fernande !

Une seule expérience, n’est-ce pas, en un cas si grave, ne suffit point. Je l’ai donc répétée à diverses reprises, toute la soirée. Encore, à la minute présente, Miss est là — car comment pourrais-je la renvoyer de cette chambre ? — et nos yeux sont unis, et, il n’y a pas à le nier, des yeux de cette bête émane le regard même de Fernande, avec sa tendresse, avec sa mélancolie, avec sa langueur humide.

Et cela me trouble.


… Je sais maintenant ce qui manquait ici, je possède l’élément primordial qui permet la reconstitution du passé, j’ai son regard ! L’image d’un corps ne diffère point de ce corps lui-même. Un sein de chair et un sein de plâtre, pour qui les observe, sont choses analogues. Et la Fernande de mes rêves était bien la Fernande de la réalité.

Mais le regard, lui, ne se reproduit pas, le regard n’a d’équivalent que son reflet ou qu’un regard identique. Lui seul vit chez l’homme, lui seul distingue une créature d’une autre. Et tous ces portraits qui m’examinaient, de leurs yeux mornes, n’avaient point de regard, n’avaient point surtout son regard particulier, son expression propre.

Ils l’ont désormais ! À la Fernande que je reconstruisais au moyen d’ébauches et de documents incomplets, Miss, elle, donne le regard, c’est-à-dire la vie. Oh ! la chère bête !


… Elle m’aime de toute son âme reconnaissante. Je ne puis me séparer