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le menton, un Christ gisait.

Enfin le prêtre saisit les mains de l’agonisante et conclut :

— Mon fils, il n’est point de crime si monstrueux auquel Dieu ne pardonne. Sa miséricorde est infinie. Espérez.

Je m’enfuis, je gagnai la route, je me cachai dans un fourré. Quand je revins, ma mère était morte.


Comprenez-vous maintenant ? Ai-je le droit de me tuer ? Voilà dix ans que je vis, sachant cela. Combien d’hommes auraient pu lutter aussi vaillamment ? J’ai voyagé, j’ai joué, rien ne me distrait de cela. Je n’ai pas un ami, pas une connaissance. J’ai tenté d’aimer, l’hérédité pèse sur moi… Donc je suis bien seul au monde… seul avec un souvenir, et ce souvenir me tue. N’est-ce point d’ailleurs la destinée qui m’a reconduite ici, malgré moi, dans cette maison maudite, à l’endroit même du crime ? Je ne peux plus vivre, je ne peux plus vivre !

Un jour, j’espérai devenir fou. Ce ne me fut même pas accordé. Je n’ai qu’une demi-folie, celle du jaloux ou de l’avare, l’idée fixe. Toutes mes pensées, tous mes rêves se concentrent sur une vision… elle ne me quitte jamais, elle marche devant moi, elle couche auprès de moi. Mon cerveau est à nu, tout saignant, et à chaque minute, à chaque seconde, implacablement, comme un fer rouge, s’y incruste cette hideuse image : un clou, et pendu à ce clou, un couple, M. et madame Jumelin… et ce clou m’attire… il me veut… allons… il le faut.