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mes yeux ne pouvaient supporter son regard, et elles battent réellement, sans que je le veuille. Mais ici, de sang-froid, je perçois le travail de cette portion de mon cerveau qui fonctionne à mon insu et qui juge utiles ce tremblement de mains et ce battement de paupières.

Ainsi, j’ai de vraies larmes, de vraies pâleurs. Et tout cela est factice. Je ne souffre pas, mais j’incarne si naturellement mon personnage de martyr, et je la convaincs si profondément de ma misère que j’arrive à souffrir. La pitié que je lis en elle m’apitoye sur moi.

Mon plaisir actuel ne réside donc pas dans ce que j’appelle mon amour, mais dans la perfection de mon jeu.


… Sa résistance faiblit, son corps vient à moi, sa pensée accepte déjà la chute. Et ma vanité grandit… moi, moi qui l’ai prise, minute par minute, fibre par fibre, moi qu’elle aime et moi qui ne l’aime pas !

… Elle m’a fait agenouiller devant elle. Puis elle a posé ses mains sur mon front, et elle a murmuré :

— Mon aimé, je vous demande pardon, vous qui souffrez par moi.

Et elle a baisé mes lèvres.

En la quittant, j’ai compris ceci distinctement : ma joie ne provient pas de son baiser, elle provient surtout de sa naïveté, à elle qui me plaint assez pour me tendre sa bouche, et de mon pouvoir, à moi qui l’amène à me plaindre.

Je me dois plus de reconnaissance que je ne lui en dois.


… Aujourd’hui ses épaules, hier ses bras. Pourquoi cette manie des femmes de se marchander ainsi, de se vendre en détail ?


… Exaspéré de désirs, je l’ai traitée durement. Elle m’a répondu d’une voix triste :

— Soit, je viendrai demain chez vous. Mais promettez-moi, je vous en prie, promettez moi de ne pas me prendre.

— Je vous le promets.