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sence.

Or, après trente ans de mariage, elle mourut. Et dès la première nuit, il eut peur.

Il veillait le corps. Son œil sec suivait les larmes pâles des deux cierges. Il ne pouvait pleurer, lui, l’âme crispée de douleur, les lèvres rebelles aux prières qui consolent. Il resta des heures à genoux. Soudain un souffle glacial passa, et sans d’autre raison apparente que ce souffle, un des cierges s’éteignit. Alors son chagrin s’apaisa. Quelque chose de plus puissant l’étouffait, l’effroi, un abominable effroi. Et devant le cadavre de sa femme, il ne souffrit plus : il avait peur ! il avait peur ! De quoi ? De la Mort qui planait ? du vent ? de la pluie ? qu’en savait-il ! Il avait peur !

Le lendemain, le supplice de l’enterrement achevé, il erra comme un misérable. Il fallait revenir, cependant. Il s’y résigna. Alors, dans l’irrémédiable silence de l’hôtel, il comprit sa peur de la veille, il prévit des peurs aussi absurdes : il était seul ! Pour la première fois il traversait seul l’enfilade sinistre des salons. Pour la première fois il habitait seul la chambre conjugale. Trente années, il avait entendu respirer sa femme auprès de lui, senti son contact, épié, avant de s’endormir, son assoupissement définitif. Maintenant il était seul, tout seul.

Et il s’imaginait distinguer des craquements confus, le bruit d’êtres cachés