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sait l’âme de cet individu ! Quelle puissance colossale il exerçait sur lui ! Il était son maître, son univers, la pensée de ses pensées. Comme il devait souffrir, le misérable, comme il devait souffrir !

Une marche craqua, la neuvième. « Encore huit », se dit Herledent.

Il les compta. Plus que sept, plus que six. Une impatience fiévreuse l’agitait, ses lèvres appelaient le meurtrier : « Mais viens, viens, puisque je t’entends venir ». Il souhaitait son étreinte comme une caresse, comme un baiser d’amour.

L’homme parvint au palier. Herledent s’abattit sur son lit. La serrure grinça, une lumière jaillit, oblique. Et il y eut un grand silence très long.

— Comme il doit souffrir ! comme il doit souffrir ! se répétait le vieux, l’esprit hanté de cette seule phrase.

Le paysan avança, pas à pas, s’arrêtant parfois. Et soudain, Herledent s’aperçut qu’un rire fou le soulevait. Certes son cœur battait à tout rompre, et sans aucun doute, l’assassin voyait les soubresauts du drap. Mais ce drap, ce qui le remuait davantage, c’était son rire, un rire convulsif, un rire intérieur qui ne dérangeait pas un muscle de son visage. Il riait, il riait vraiment à en perdre haleine, car il se souvenait… là, sur la table, parmi des paperasses en apparence inoffensives, il avait caché une feuille que la justice trouverait, avec ces mots écrits par lui :

« Je meurs de la main de Coignard. »

Oui, de la main, il le savait, de la main nue, sans armes. De même qu’il avait étranglé le gros coq, de même il mourrait étranglé. Ah ! cette main, comme il la désirait !

Il la sentit autour de son cou. Jouissance infernale ! Comme il était haï ! Les doigts serrèrent. Quelle volupté ! Il ouvrit les yeux. Leurs regards se joignirent. Ah ! Ah ! comme il souffrait, l’autre, l’assassin ! Lui, le Haï, souriait. Dans un spasme, il étouffa.