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Il alla de pays en pays. N’ont-ils pas, ainsi que leur flore spéciale, leurs fléaux inconnus ? Parmi les esclaves et les femmes vendues, parmi les affamés et les forçats, et les cholériques, et les lépreux, insolemment il promena son indépendance et sa santé.

Récolte fantastique de plaies et de turpitudes ! Pas un morceau de terre qui n’ait sa gerbe abominable. Les épis poussent dru, si lourds que les grains s’en échappent, avides eux aussi de féconder le sol pour les moissons prochaines. Il fut l’explorateur des maux et des épidémies. Il vécut dans la douleur du monde comme un ver dans la pourriture des cadavres.

Et sa douleur, à lui, disparut. Il la jugeait toujours plus horrible que celle des autres. Mais les êtres comptaient peu. Et, chaque fois, c’était à la grande misère universelle que sa misère se trouvait opposée. Combien mesquine lui semblait-elle auprès de cet amas inimaginable de ruines et d’agonies !

Oh ! les effroyables tourments dont il fut témoin, et les navrants désespoirs, et les naïves inquiétudes, et les ridicules tristesses ! Il ne croyait pas, il ne pouvait croire qu’un tel manteau de misères s’appesantît sur les épaules de l’humanité. Pourtant il s’aperçut qu’elle ne s’en contentait pas encore. Les suppliciés aspiraient a d’autres supplices. Les heureux en inventaient.

Aberration inexplicable ! Que la jalousie, la trahison, la crainte, les infirmités nous désolent, soit. C’est la loi de la nature, qui versa sur nous des calamités précises. Mais, avec nos défauts, avec nos maladresses, avec nos joies même, nous fabriquons de la douleur, de la vraie, de la poignante douleur. L’indécision, l’envie, le remords, la timidité, la curiosité, autant de balivernes transformés en tortures.

Mon Dieu ! mon Dieu ! la douleur est-