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— J’ai eu l’honneur, monsieur, de vous être présenté il y a longtemps, fort longtemps. Mon nom ne vous rappellera rien, mais il évoquera pour madame Lamery le souvenir d’un ami sincère, du temps où elle s’appelait mademoiselle Adrienne…

Il m’interrompit :

— Ah ! c’est de ma première femme qu’il est question…

Je tressaillis, ne comprenant pas. Il reprit :

— Oui, je me suis marié deux fois. Ma première femme, Adrienne, est morte, l’année de notre mariage.

— Morte ! hurlai-je en un cri rauque. J’étouffais. On dut me secourir. Je prétextai la chaleur. M. Lamery baissa la glace. Et comme on approchait de Rouen, il continua d’un ton ému :

— Oui, elle est morte… Tenez, j’avais loué un petit chalet, là-haut, à Bon-Secours, pour un été. En une semaine une fluxion de poitrine l’a enlevée. Pauvre enfant, elle dort dans ce cimetière que vous voyez, au flanc du coteau.

À la station, je sautai du train. J’étais fou. Je pris une voiture et j’y allai, vers ce cimetière, j’y allai sans savoir pourquoi.

Les tombes s’alignaient, grises et gaies au soleil. Je cherchai la sienne. Elle s’abritait à l’ombre d’un arbre, toute simple, avec ces mots : « Morte à 19 ans ».

Alors une rage épouvantable m’a bouleversé, une rage de tout mon être contre ce cadavre que j’ai aimé pendant trente ans, contre ce squelette auquel j’ai sacrifié ma jeunesse et ma force et mon bonheur, contre cette pourriture vers qui, depuis mon enfance, tendent mes désirs, mes rêves, mes espoirs, mes illusions.