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Et j’ai vécu de la sorte, j’ai vieilli, fidèle à ma parole d’enfant, preux et naïf chevalier d’une dame lointaine. Mes cheveux ont grisonné, tandis que mon cœur demeurait intact au service de l’aimée. Et mon sang s’est appauvri, et mes membres se sont alourdis et les rides mélancoliques ont rayé mon visage. N’importe ! trente années durant, sans me plaindre, sans la voir, sans entendre parler d’elle, j’ai attendu la fiancée de mes vingt ans.

Or, la semaine passée, arrivant d’Amérique, je pris au Havre le train de Paris. Trois messieurs montèrent dans mon wagon. L’un d’eux était M. Lamery. Sa présence me fut odieuse. Je ne sais toutefois ce qui me retint, quelle volupté perverse j’éprouvai à contempler cet individu que ses yeux, à elle, avaient si souvent contemplé.

Ils causèrent. Lui, plaisantait lourdement, d’une voix commune. Jusqu’à Barentin, ils ne dirent rien de particulier. C’est seulement au sortir de cette station que M. Lamery, à propos de lettres anonymes, lança cette phrase étrange :

— J’en ai reçu une bien drôle, jadis, ou plutôt ma femme. On la prévenait que j’avais été rencontré la veille, à telle heure, à tel endroit, en compagnie d’une cocotte. Et précisément, à cette heure, à cet endroit, c’était avec madame Lamery elle-même que je me promenais.

J’écoutais, couvert de sueur. Cette femme, Adrienne ! Et je ne l’avais pas reconnue. Après si peu d’années, je n’avais pas distingué sous les traits nouveaux la physionomie ancienne ! Mon Dieu, mon Dieu ! mais alors, si je la revoyais, je la renierais peut-être ! Cela se pouvait-il !

Je sentais là-dessous quelque infernal mystère. Et malgré moi, malgré ma haine pour cet homme, il me fallut lui adresser la parole. Et je lui dis :