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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS
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C’est là que Bresson avait dû jeter son paquet, ou plutôt qu’il l’avait laissé tomber. Sholmès descendit le talus et vit que la berge s’abaissant en pente très douce et l’eau du fleuve étant basse, il lui serait facile de retrouver le paquet… à moins que les trois hommes n’eussent pris les devants.

« Non, non, se dit-il, ils n’ont pas eu le temps… un quart d’heure tout au plus… et cependant pourquoi ont-ils passé par là ? »

Un pêcheur était assis dans la barque. Sholmès lui demanda :

« Vous n’avez pas aperçu trois hommes à bicyclette ? »

Le pêcheur fit signe que non.

L’Anglais insista :

« Mais si… Trois hommes… Ils viennent de s’arrêter à deux pas de vous… »

Le pêcheur mit sa ligne sous son bras, sortit de sa poche un carnet, écrivit sur une des pages, la déchira et la tendit à Sholmès.

Un grand frisson secoua l’Anglais. D’un coup d’œil il avait vu, au milieu de la page qu’il tenait à la main, la série des lettres déchirées à l’album.

CDEHNOPRZEO-237

Un lourd soleil pesait sur la rivière. L’homme avait repris sa besogne, abrité sous la vaste cloche d’un chapeau de paille, sa veste et son gilet pliés à côté de lui. Il pêchait attentivement, tandis que le bouchon de sa ligne flottait au fil de l’eau.

Il s’écoula bien une minute, une minute de solennel et terrible silence.

« Est-ce lui ? » pensait Sholmès avec une anxiété presque douloureuse.

Et la vérité l’éclairant :

« C’est lui ! c’est lui ! lui seul est capable de rester ainsi sans un frémissement d’inquiétude, sans rien craindre de ce qui va se passer… Et quel autre saurait cette histoire de l’album ? Alice l’a prévenu par son messager. »

Tout à coup l’Anglais sentit que sa main, que sa propre main avait saisi la crosse de son revolver, et que ses yeux se fixaient sur le dos de l’individu, un peu au-dessous de la nuque. Un geste, et tout le drame se dénouait, la vie de l’étrange aventurier se terminait misérablement.

Le pêcheur ne bougea pas.

Sholmès serra nerveusement son arme avec l’envie farouche de tirer et d’en finir, et l’horreur en même temps d’un acte qui déplaisait à sa nature. La mort était certaine. Ce serait fini.

« Ah ! pensa-t-il, qu’il se lève, qu’il se défende… sinon tant pis pour lui… Une seconde encore… et je tire »

Mais un bruit de pas lui ayant fait tourner la tête, il avisa Ganimard qui s’en venait en compagnie des inspecteurs.

Alors, changeant d’idée, il prit son élan, d’un bond sauta dans la barque, dont l’amarre se cassa sous la poussée trop forte, tomba sur l’homme et l’étreignit à bras-le-corps. Ils roulèrent tous deux au fond du bateau.

« Et après ? s’écria Lupin, tout en se débattant, qu’est-ce que cela prouve ? Quand l’un de nous aura réduit l’autre à l’impuissance, il sera bien avancé ! Vous ne saurez pas quoi faire de moi, ni moi de vous. On restera là comme deux imbéciles… »

Les deux rames glissèrent à l’eau. La barque s’en fut à la dérive. Des exclamations s’entrecroisaient le long de la berge, et Lupin continuait :

« Que d’histoires, Seigneur ! Vous avez donc perdu la notion des choses ?… De pareilles bêtises à votre âge ! et un grand garçon comme vous ! Fi, que c’est vilain ! »

Il réussit à se dégager.

Exaspéré, résolu à tout, Herlock Sholmès mit la main à sa poche. Il poussa un juron : Lupin lui avait pris son revolver.

Alors il se jeta à genoux et tâcha de rattraper un des avirons afin de gagner le bord, tandis que Lupin s’acharnait après l’autre, afin de gagner le large.

« L’aura… L’aura pas, disait Lupin… D’ailleurs ça n’a aucune importance… Si vous avez votre rame, je vous empêche de vous en servir… Et vous de même. Mais voilà, dans la vie, on s’efforce d’agir… sans la moindre raison, puisque c’est toujours le sort qui décide… Tenez, vous voyez le sort… eh bien ! il se décide pour son vieux Lupin… Victoire ! le courant me favorise ! »

Le bateau en effet tendait à s’éloigner.

« Garde à vous », cria Lupin.

Quelqu’un, sur la rive, braquait un revolver. Il baissa la tête, une détonation retentit, un peu d’eau jaillit auprès d’eux, Lupin éclata de rire.

« Dieu me pardonne, c’est l’ami Ganimard !… Mais c’est très mal ce que tu fais là, Ganimard. Tu n’as le droit de tirer qu’en cas de légitime défense… Ce pauvre Arsène te rend donc féroce au point d’oublier tous tes devoirs ?… Allons bon, le voilà qui recommence !… Mais, malheureux, c’est mon cher maître que tu vas frapper. »

Il fit à Sholmès un rempart de son corps, et, debout dans la barque, face à Ganimard :

« Bien ! maintenant je suis tranquille. Vise là, Ganimard, en plein cœur !… plus haut… à gauche… c’est raté… fichu maladroit… Encore un coup ?… Mais, tu trembles, Ganimard… Au commandement, n’est-ce pas ? et du sang-froid !… Une,