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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS
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certaine ironie, c’est la répétition exacte du vol de la lampe juive.

— Oui, si l’on accepte la première version adoptée par la justice.

— Vous ne l’adoptez donc pas encore ? Ce second vol n’ébranle pas votre opinion sur le premier ?

— Il la confirme, Monsieur.

— Est-ce croyable ! Vous ayez la preuve irréfutable que l’agression de cette nuit a été commise par quelqu’un du dehors, et vous persistez à soutenir que la lampe juive a été soustraite par quelqu’un de notre entourage.

— Par quelqu’un qui habite cet hôtel.

— Alors, comment expliquez-vous ?…

— Je n’explique rien, Monsieur, je constate deux faits qui n’ont l’un avec l’autre que des rapports d’apparence, je les juge isolément, et je cherche le lien qui les unit. »

Sa conviction semblait si profonde, ses façons d’agir fondées sur des motifs si puissants, que le baron s’inclina :

« Soit. Nous allons prévenir le commissaire…

— À aucun prix ! s’écria vivement l’Anglais, à aucun prix ! j’entends ne m’adresser à ces gens que quand j’ai besoin d’eux.

— Cependant, les coups de feu ?…

— Il n’importe !

— Votre ami ?…

— Mon ami n’est que blessé… Obtenez que le docteur se taise. Moi, je réponds de tout du côté de la justice. »

Deux jours s’écoulèrent, vides d’incidents, mais où Sholmès poursuivit sa besogne avec un soin minutieux et un amour-propre qu’exaspérait le souvenir de cette audacieuse agression, exécutée sous ses yeux, en dépit de sa présence, et sans qu’il en pût empêcher le succès. Infatigable, il fouilla l’hôtel et le jardin, s’entretint avec les domestiques, et fit de longues stations à la cuisine et à l’écurie. Et bien qu’il ne recueillît aucun indice qui l’éclairât, il ne perdait pas courage.

« Je trouverai, pensait-il, et c’est ici que je trouverai. Il ne s’agit pas, comme dans l’affaire de la Dame blonde, de marcher à l’aventure, et d’atteindre par des chemins que j’ignorais, un but que je ne connaissais pas. Cette fois, je suis sur le terrain même de la bataille. L’ennemi n’est plus seulement l’insaisissable et invisible Lupin, c’est le complice en chair et en os qui vit et qui se meut dans les bornes de cet hôtel. Le moindre petit détail, et je serai fixé. »

Ce détail, dont il devait tirer de telles conséquences, et avec une habileté si prodigieuse que l’on pouvait considérer l’affaire de la lampe juive comme une de celles où éclate le plus victorieusement son génie de policier, ce détail, ce fut le hasard qui le lui fournit.

L’après-midi du troisième jour, comme il entrait dans une pièce située au-dessus du boudoir, et qui servait de salle d’études aux enfants, il trouva Henriette, la plus petite des sœurs. Elle cherchait ses ciseaux.

« Tu sais, dit-elle à Sholmès, j’en fais aussi des papiers comme celui que t’as reçu l’autre soir.

— L’autre soir ?

— Oui, à la fin du dîner. Tu as reçu un papier avec des bandes dessus… tu sais, un télégramme… eh bien, j’en fais aussi, moi. »

Elle sortit. Pour tout autre, ces paroles n’eussent rien signifié que l’insignifiante réflexion d’un enfant, et Sholmès, lui-même les écouta d’une oreille distraite et continua son inspection. Mais tout à coup, il se mit à courir après l’enfant dont la dernière phrase le frappait subitement. Il la rattrapa au haut de l’escalier et lui dit :

« Alors, toi aussi, tu colles des bandes sur papier ? »

Henriette, très fière, déclara :

« Mais oui, je découpe des mots et je les colle.

— Et qui t’a montré ce petit jeu ?

— Mademoiselle… ma gouvernante… je lui en ai vu faire autant. Elle prend des mots sur des journaux et les colle…

— Et qu’est-ce qu’elle en fait ?

— Des télégrammes, des lettres qu’elle envoie. »

Herlock Sholmès rentra dans la salle d’études, singulièrement intrigué par cette confidence et s’efforçant d’en extraire les déductions qu’elle comportait.

Des journaux, il y en avait un paquet sur la cheminée. Il les déplia, et vit en effet des groupes de mots ou des lignes qui manquaient régulièrement et proprement enlevés. Mais il lui suffit de lire les mots qui précédaient ou qui suivaient, pour constater que les mots qui manquaient avaient été découpés au hasard des ciseaux, par Henriette, évidemment. Il se pouvait que, dans la liasse des journaux, il y en eût un que Mademoiselle eût découpé elle-même. Mais comment s’en assurer ?

Machinalement, Herlock feuilleta les livres de classe empilés sur la table, puis d’autres qui reposaient sur les rayons d’un placard. Et soudain, il eut un cri de joie. Dans un coin de ce placard, sous de vieux cahiers amoncelés, il avait trouvé un album pour enfants, un alphabet orné d’images, et, à l’une des pages de cet album, un vide lui était apparu.

Il vérifia. C’était la nomenclature des