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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS

fonctionnait encore un instant auparavant, ne fonctionnait plus !

Il s’acharna, se crispa. Le bloc de marbre demeurait inerte, immuable. Malédiction ! Était-il admissible que cet obstacle stupide lui barrât le chemin ? Il frappa le marbre, il le frappa à coups de poing rageurs, il le martela, il l’injuria…

— Eh bien ! quoi, monsieur Lupin, il y a donc quelque chose qui ne marche pas comme il vous plaît ?

Lupin se retourna, secoué d’épouvante, Herlock Sholmès était devant lui.

Herlock Sholmès ! Il le regarda en clignant des yeux, comme gêné par une vision cruelle. Herlock Sholmès à Paris ! Herlock Sholmès qu’il avait expédié la veille en Angleterre ainsi qu’un colis dangereux, et qui se dressait en face de lui, victorieux et libre ! Ah ! pour que cet impossible miracle se fût réalisé, malgré la volonté d’Arsène Lupin, il fallait un bouleversement des lois naturelles, le triomphe de tout ce qui est illogique et anormal ! Herlock Sholmès en face de lui !

Et l’Anglais prononça, ironique à son tour, et plein de cette politesse dédaigneuse avec laquelle son adversaire l’avait si souvent cinglé :

« Monsieur Lupin, je vous avertis qu’à partir de cette minute, je ne penserai plus jamais à la nuit que vous m’avez fait passer dans l’hôtel du baron d’Hautrec, plus jamais aux mésaventures de mon ami Wilson, plus jamais à mon enlèvement en automobile et non plus à ce voyage que je viens d’accomplir, ficelé par vos ordres sur une couchette peu confortable. Cette minute efface tout. Je ne me souviens plus de rien. Je suis payé. Je suis royalement payé. »

Lupin garda le silence. L’Anglais reprit :

« N’est-ce pas votre avis ? »

Il avait l’air d’insister comme s’il eût réclamé un acquiescement, une sorte de quittance à l’égard du passé.

Après un instant de réflexion, durant lequel l’Anglais se sentit pénétré, scruté jusqu’au plus profond de son âme, Lupin déclara :

« Je suppose, Monsieur, que votre conduite actuelle s’appuie sur des motifs sérieux ?

— Extrêmement sérieux.

— Le fait d’avoir échappé à mon capitaine et à mes matelots n’est qu’un incident secondaire de notre lutte. Mais le fait d’être ici, devant moi, seul, vous entendez, seul en face d’Arsène Lupin, me donne à croire que votre revanche est aussi complète que possible.

— Aussi complète que possible.

— Cette maison ?

— Cernée.

— Les deux maisons voisines ?

— Cernées.

— L’appartement au-dessus de celui-ci ?

— Les trois appartements du cinquième que M. Dubreuil occupait, cernés.

— De sorte que…

— De sorte que vous êtes pris, monsieur Lupin, irrémédiablement pris. »

Les mêmes sentiments qui avaient agité Sholmès au cours de sa promenade en automobile, Lupin les éprouva, la même fureur concentrée, la même révolte — mais aussi, en fin de compte, la même loyauté le courba sous la force des choses. Tous deux également puissants, ils devaient pareillement accepter la défaite comme un mal provisoire auquel on doit se résigner.

« Nous sommes quittes, Monsieur, » dit-il nettement.

L’Anglais sembla ravi de cet aveu. Ils se turent. Puis Lupin reprit, déjà maître de lui et souriant :

« Et je n’en suis pas fâché ! Cela devenait fastidieux de gagner à tous coups. Je n’avais qu’à allonger le bras pour vous atteindre en pleine poitrine. Cette fois, j’y suis. Touché, maître ! »

Il riait de bon cœur.

« Enfin on va se divertir ! Lupin est dans la souricière ?… Quelle aventure !… Ah ! maître, je vous dois une rude émotion. C’est cela, la vie ! »

Il se pressa les tempes de ses deux poings fermés, comme pour comprimer la joie désordonnée qui bouillonnait en lui, et il avait aussi des gestes d’enfant qui, décidément, s’amuse au delà de ses forces. Enfin, il s’approcha de l’Anglais.

« Et maintenant qu’attendez-vous ?

— Ce que j’attends ?

— Oui, Ganimard est là, avec ses hommes. Pourquoi n’entre-t-il pas ?

— Je l’ai prié de ne pas entrer.

— Et il a consenti ?

— Je n’ai requis ses services qu’à la condition formelle qu’il se laisserait guider par moi. D’ailleurs il croit que M. Félix Davey n’est qu’un complice de Lupin !

— Alors je répète ma question sous une autre forme. Pourquoi êtes-vous entré seul ?

— J’ai voulu d’abord vous parler.

— Ah ! Ah ! vous avez à me parler. »

Cette idée parut plaire singulièrement à Lupin. Il y a de telles circonstances où l’on préfère de beaucoup les paroles aux actes.

« Monsieur Sholmès, je regrette de n’avoir point de fauteuil à vous offrir. Cette vieille caisse à moitié brisée vous agrée-t-elle ? ou bien le rebord de cette fenêtre ? Je suis sûr qu’un verre de bière