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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS

— Je vous jure sur l’honneur que je ne ferai rien pour m’échapper.

— Je vous crois. Marchons. »

Ensemble, comme il l’avait prédit, tous deux quittèrent l’hôtel.

Sur la place, l’automobile stationnait, tournée dans le sens opposé. On voyait le dos du mécanicien et sa casquette, que recouvrait presque le col de sa fourrure. En approchant, Sholmès entendit le ronflement du moteur. Il ouvrit la portière, pria Clotilde de monter et s’assit auprès d’elle.

La voiture démarra brusquement, gagna les boulevards extérieurs, l’avenue Hoche, l’avenue de la Grande-Armée.

Herlock, pensif, combinait ses plans.

« Ganimard est chez lui… je laisse la jeune fille entre ses mains… Lui dirai-je qui est cette jeune fille ? Non, il la mènerait droit au dépôt, ce qui dérangerait tout. Une fois seul, je consulte la liste du dossier M. B., et je me mets en chasse. Et, cette nuit, ou demain matin au plus tard, je vais trouver Ganimard, comme il est convenu, et je lui livre Arsène Lupin et sa bande… »

Il se frotta les mains, heureux de sentir enfin le but à sa portée et de voir qu’aucun obstacle sérieux ne l’en séparait. Et, cédant à un besoin d’expansion qui contrastait avec sa nature, il s’écria :

« Excusez-moi, mademoiselle, si je montre tant de satisfaction. La bataille fut pénible, et le succès m’est particulièrement agréable.

— Succès légitime, monsieur, et dont vous avez le droit de vous réjouir.

— Je vous remercie. Mais quelle drôle de route nous prenons ! Le chauffeur n’a donc pas entendu ? »

À ce moment, on sortait de Paris, par la porte de Neuilly. Que diable ! pourtant, la rue Pergolèse n’était pas en dehors des fortifications.

Sholmès baissa la glace.

« Dites donc, chauffeur, vous vous trompez… rue Pergolèse !… »

L’homme ne répondit pas. Il répéta, d’un ton plus élevé :

« Je vous dis d’aller rue Pergolèse. »

L’homme ne répondit point.

« Ah ! ça ! mais vous êtes sourd, mon ami. Ou vous y mettez de la mauvaise volonté… Nous n’avons rien à faire par ici… Rue Pergolèse !… Je vous ordonne de rebrousser chemin, et au plus vite. »

Toujours le même silence. L’Anglais frémit d’inquiétude. Il regarda Clotilde : un sourire indéfinissable plissait les lèvres de la jeune fille.

« Pourquoi riez-vous ? maugréa-t-il… Cet incident n’a aucun rapport… et cela ne change rien aux choses…

— Absolument rien ! » répondit-elle.

Tout à coup, une idée le bouleversa. Se levant à moitié, il examina plus attentivement l’homme qui se trouvait sur le siège. Les épaules étaient plus minces, l’attitude était plus dégagée… Une sueur froide le couvrit, ses mains se crispèrent, tandis que la plus effroyable conviction s’imposait à son esprit : cet homme, c’était Arsène Lupin.

« Eh bien ! monsieur Sholmès, que dites vous de cette petite promenade ?

— Délicieuse, cher monsieur, vraiment délicieuse », riposta Sholmès.

Jamais, peut-être, il ne lui fallut faire sur lui-même un effort plus terrible que pour articuler ces paroles, sans un frémissement de la voix, sans rien qui pût indiquer le déchaînement de tout son être. Mais, aussitôt, par une sorte de réaction formidable, un flot de rage et de haine brisa les digues, emporta sa volonté, et, d’un geste brusque, tirant son revolver, il le braqua sur Mlle Destange.

« À la minute même, à la seconde, arrêtez, Lupin, ou je fais feu sur mademoiselle.

— Je vous recommande de viser la joue si vous voulez atteindre la tempe », répondit Lupin, sans tourner la tête.

Clotilde prononça :

« Maxime, n’allez pas trop vite, le pavé est glissant et je suis très peureuse. »

Elle souriait toujours, les yeux fixés aux pavés, dont la route se hérissait devant la voiture.

« Qu’il arrête ! Qu’il arrête donc ! lui dit Sholmès, fou de colère, vous voyez bien que je suis capable de tout ! »

Le canon du revolver frôla les boucles de cheveux.

Elle murmura :

« Ce Maxime est d’une imprudence ! À ce train-là, nous sommes sûrs de déraper. »

Sholmès remit l’arme dans sa poche et saisit la poignée de la portière, prêt à s’élancer, malgré l’absurdité d’un pareil acte.

Clotilde lui dit :

« Prenez garde, monsieur, il y a une automobile derrière nous. » Il se pencha. Une voiture les suivait, en effet, énorme, farouche d’aspect, avec sa proue aiguë, couleur de sang, et les quatre hommes en peau de bête qui la montaient.

« Allons, pensa-t-il, je suis bien gardé, patientons ! »

Il croisa les bras sur sa poitrine, avec cette soumission orgueilleuse de ceux qui s’inclinent et qui attendent, quand le destin se tourne contre eux. Et, tandis que l’on traversait la Seine et que l’on brûlait Suresnes, Rueil, Chatou, immobile, résigné, maître de sa colère, et sans amertume, il ne songeait plus qu’à découvrir par quel miracle Arsène Lupin s’était sub-