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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS

— Croyable ou non, il y avait là un moyen d’acquérir une preuve.

— En tuant ce gentleman ?

— En abattant son cheval, tout simplement. Sans vous, je tenais un des complices de Lupin. Comprenez-vous votre sottise ? »

L’après-midi fut morose. Ils ne s’adressèrent pas la parole. À cinq heures, comme ils faisaient les cent pas dans la rue Clapeyron, tout en ayant soin de se tenir éloignés des maisons, trois jeunes ouvriers, qui chantaient et se tenaient par le bras, les heurtèrent et voulurent continuer leur chemin sans se désunir. Sholmès, qui était de mauvaise humeur, s’y opposa. Il y eut une courte bousculade. Sholmès se mit en posture de boxeur, lança un coup de poing dans une poitrine, un coup de poing sur un visage et démolit deux des trois jeunes gens, qui, sans insister davantage, s’éloignèrent ainsi que leur compagnon.

« Ah ! s’écria-t-il, ça me fait du bien… j’avais justement les nerfs tendus… excellente besogne… »

Mais, apercevant Wilson appuyé contre le mur, il lui dit :

« Eh quoi ! qu’y a-t-il, vieux camarade, vous êtes tout pâle. »

Le vieux camarade montra son bras qui pendait inerte, et balbutia :

« Je ne sais pas ce que j’ai… une douleur au bras.

— Une douleur au bras ? Sérieuse ?

— Oui… oui… le bras droit… »

Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à le remuer. Herlock le palpa, doucement d’abord, puis de façon plus rude, « pour voir, dit-il, le degré exact de la douleur ». Le degré exact de la douleur fut si élevé que, très inquiet, il entra dans une pharmacie voisine où Wilson éprouva le besoin de s’évanouir.

Le pharmacien et ses aides s’empressèrent. On constata que le bras était cassé, et tout de suite il fut question de chirurgien, d’opération et de maison de santé. En attendant, on déshabilla le patient qui, secoué par la souffrance, se mit à pousser des hurlements.

« Bien… bien… parfait, disait Sholmès qui s’était chargé de tenir le bras… un peu de patience, mon vieux camarade… dans cinq ou six semaines, il n’y paraîtra plus… Mais ils me le paieront, les gredins ! vous entendez… lui surtout… car c’est encore ce Lupin de malheur qui a fait le coup… Ah ! je vous jure que si jamais… »

Il s’interrompit brusquement, lâcha le bras, ce qui causa à Wilson un tel sursaut de douleur que l’infortuné s’évanouit de nouveau… et, se frappant le front, il articula :

« Wilson, j’ai une idée… est-ce que par hasard ?… »

Il ne bougeait pas, les yeux fixes, et marmottait de petits bouts de phrase :

« Mais oui, c’est cela… tout s’expliquerait… On cherche bien loin ce qui est à côté de soi… Eh parbleu, je le savais qu’il n’y avait qu’à réfléchir… Ah ! mon bon Wilson, je crois que vous allez être content ! »

Et laissant le vieux camarade en plan, il sauta dans la rue et courut jusqu’au numéro 25.

Au-dessus et à droite de la porte, il y avait, inscrit sur l’une des pierres : Destange, architecte, 1875.

Au 23, même inscription.

Jusque-là, rien que de naturel. Mais là-bas, avenue Henri-Martin, que lirait-il ?

Une voiture passait.

« Cocher, avenue Henri-Martin, no 134, et au galop. »

Debout dans la voiture, il excitait le cheval, offrait des pourboires au cocher. Plus vite… Encore plus vite !

Quelle fut son angoisse au détour de la rue de la Pompe ! Était-ce un peu de la vérité qu’il avait entrevu ? Sur l’une des pierres de l’hôtel, ces mots étaient gravés : Destange, architecte, 1874.

Sur les immeubles voisins, même inscription : Destange, architecte, 1874…

Le contre-coup de ces émotions fut tel qu’il s’affaissa quelques minutes au fond de sa voiture, tout frissonnant de joie. Enfin, une petite lueur vacillait au milieu des ténèbres ! Parmi la grande forêt sombre où mille sentiers se croisaient, voilà qu’il recueillait la première marque d’une piste suivie par l’ennemi !

Dans un bureau de poste, il demanda la communication avec le château de Crozon. La comtesse lui répondit elle-même.

« Allô !… c’est vous, Madame ?

M. Sholmès, n’est-ce pas ? Tout va bien ?

— Très bien, mais en toute hâte, veuillez me dire… allô ! un mot seulement…

— J’écoute.

— Le château de Crozon a été construit à quelle époque ?

— Il a été brûlé il y a trente ans, et reconstruit.

— Par qui ? et en quelle année ?

— Une inscription au-dessus du perron porte ceci : Lucien Destange, architecte, 1877.

— Merci, madame, je vous salue. »

Il repartit en murmurant :

« Destange… Lucien Destange… ce nom ne m’est pas inconnu. »

Ayant aperçu un cabinet de lecture, il consulta un dictionnaire de biographie moderne et copia la note consacrée à « Lucien Destange, né en 1840, Grand-Prix de