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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS

cer mon enquête le soir même. En outre il a eu la gentillesse de m’envoyer un compagnon de captivité. Tout cela pour me faire perdre un jour, et aussi, sans doute, pour me prouver que je ferais bien mieux de me mêler de mes affaires…

— C’est-à-dire que nous sommes ses prisonniers.

— Vous avez dit le mot. Herlock Sholmès et Wilson sont les prisonniers d’Arsène Lupin. L’aventure s’engage à merveille… Mais non, mais non, il n’est pas admissible… »

Une main s’abattit sur son épaule, la main de Wilson.

« Là-haut… regardez là-haut… une lumière… »

En effet, l’une des fenêtres du premier était illuminée.

Ils s’élancèrent tous deux au pas de course, chacun par son escalier, et se retrouvèrent en même temps à l’entrée de la chambre éclairée. Au milieu de la pièce brûlait un bout de bougie. À côté il y avait un panier et de ce panier émergeaient le goulot d’une bouteille, les cuisses d’un poulet et la moitié d’un pain.

Sholmès éclata de rire.

« À merveille, on nous offre à souper. C’est le palais des enchantements. Une vraie féerie ! Allons, Wilson, ne faites pas cette figure d’enterrement. Tout cela est très drôle.

— Êtes-vous sûr que ce soit très drôle ? gémit Wilson, lugubre.

— Si j’en suis sûr, s’écria Sholmès, avec une gaieté un peu trop bruyante pour être naturelle, c’est-à-dire que je n’ai jamais rien vu de plus drôle. C’est du bon comique… Quel maître ironiste que cet Arsène Lupin !… Il vous roule, mais si gracieusement !… Je ne donnerais pas ma place à ce festin pour tout l’or du monde… Wilson, mon vieil ami, vous me chagrinez. Me serais-je mépris, et n’auriez-vous point cette noblesse de caractère qui aide à supporter l’infortune ! De quoi vous plaignez-vous ? À cette heure, vous pourriez avoir mon poignard dans la gorge… ou moi le vôtre dans la mienne… car c’était bien ce que vous cherchiez, mauvais ami. »

Il parvint, à force d’humour et de sarcasmes, à ranimer ce pauvre Wilson, et à lui faire avaler une cuisse de poulet et un verre de vin. Mais quand la bougie eut expiré, qu’ils durent s’étendre, pour dormir, sur le parquet, et accepter le mur comme oreiller, le côté pénible et ridicule de la situation leur apparut. Et leur sommeil fut triste.

Au matin, Wilson s’éveilla, courbaturé et transi de froid. Un léger bruit attira son attention : Herlock Sholmès, à genoux, courbé en deux, observait à la loupe des grains de poussière et relevait des marques de craie blanche, presque effacées, qui formaient des chiffres, lesquels chiffres il inscrivait sur son carnet.

Escorté de Wilson, que ce travail intéressait d’une façon particulière, il étudia chaque pièce, et dans deux autres, il constata les mêmes signes à la craie. Et il nota également deux cercles sur les panneaux de chêne, une flèche sur un lambris et quatre chiffres sur quatre degrés d’escalier.

Au bout d’une heure, Wilson lui dit :

« Les chiffres sont exacts, n’est-ce pas ?

— Exacts, je n’en sais rien, répondit Herlock, à qui de telles découvertes avaient rendu sa bonne humeur, en tous cas ils signifient quelque chose.

— Quelque chose de très clair, dit Wilson, ils représentent le nombre de lames de parquet.

— Ah !

— Oui. Quant aux deux cercles, ils indiquent que les panneaux sonnent faux, comme vous pouvez vous en assurer, et la flèche est dirigée dans le sens de l’ascension du monte-plats. »

Herlock Sholmès le regarda, émerveillé.

« Ah ça ! mais, mon bon ami, comment savez-vous tout cela ? Votre clairvoyance me rend presque honteux.

— Oh ! c’est bien simple, dit Wilson, gonflé de joie, c’est moi qui ai tracé ces marques hier soir, suivant vos instructions ou plutôt suivant celles de Lupin, puisque la lettre que vous m’avez adressée est de lui. »

Peut-être Wilson courut-il, à cette minute, un danger plus terrible que pendant sa lutte dans le massif avec Sholmès. Celui-ci eut une envie féroce de l’étrangler. Se dominant, il esquissa une grimace qui voulait être un sourire et prononça :

« Parfait, parfait, voilà de l’excellente besogne et qui nous avance beaucoup. Votre admirable esprit d’analyse et d’observation s’est-il exercé sur d’autres points ? Je profiterais des résultats acquis.

— Ma foi non, j’en suis resté là.

— Dommage ! Le début promettait. Mais, puisqu’il en est ainsi, nous n’avons plus qu’à nous en aller.

— Nous en aller ! Et comment ?

— Selon le mode habituel des honnêtes gens qui s’en vont : par la porte.

— Elle est fermée.

— On l’ouvrira.

— Qui ?

— Veuillez appeler ces deux policemen qui déambulent sur l’avenue.

— Mais…

— Mais quoi ?

— C’est fort humiliant… Que dira-t-on quand on saura que vous, Herlock Sholmès, et moi Wilson, nous avons été prisonniers d’Arsène Lupin ?