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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS
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je vais hâter mes dispositions de retraite… sans quoi je risquerais d’être pris au gîte. Nous disons donc dix jours, monsieur Sholmès ?

— Dix jours. Nous sommes aujourd’hui dimanche. De mercredi en huit, tout sera fini.

— Et je serai sous les verrous ?

— Sans le moindre doute.

— Bigre ! moi qui me réjouissais de ma vie paisible. Pas d’ennuis, un bon petit courant d’affaires, la police au diable, et l’impression réconfortante de l’universelle sympathie qui m’entoure… Il va falloir changer tout cela ! Enfin c’est l’envers de la médaille… Après le beau temps, la pluie… Il ne s’agit plus de rire. Adieu !

— Dépêchez-vous, fit Wilson, plein de sollicitude pour un individu auquel Sholmès inspirait une considération visible, ne perdez pas une minute.

— Pas une minute, monsieur Wilson, le temps seulement de vous dire combien je suis heureux de cette rencontre, et combien j’envie le maître d’avoir un collaborateur aussi précieux que vous. »

On se salua courtoisement, comme sur le terrain, deux adversaires que ne divise aucune haine, mais que la destinée oblige à se battre sans merci. Et Lupin me saisissant le bras, m’entraîna dehors.

« Qu’en dites-vous, mon cher ? Voilà un repas dont les incidents feront bon effet dans les mémoires que vous préparez sur moi. »

Il referma la porte du restaurant et s’arrêtant quelques pas plus loin :

« Vous fumez ?

— Non, mais vous non plus il me semble.

— Moi non plus. »

Il alluma une cigarette à l’aide d’une allumette-bougie qu’il agita plusieurs fois pour l’éteindre. Mais aussitôt il jeta la cigarette, franchit en courant la chaussée et rejoignit deux hommes qui venaient de surgir de l’ombre, comme appelés par un signal. Il s’entretint quelques minutes avec eux sur le trottoir opposé, puis revint à moi.

« Je vous demande pardon, ce satané Sholmès va me donner du fil à retordre. Mais, je vous jure, qu’il n’en a pas fini avec Lupin… Ah ! le bougre, il verra de quel bois je me chauffe… Au revoir… L’ineffable Wilson a raison, je n’ai pas une minute à perdre. »

Il s’éloigna rapidement. Ainsi finit cette étrange soirée, ou du moins la partie de cette soirée à laquelle je fus mêlé. Car il s’écoula pendant les heures qui suivirent bien d’autres événements, que les confidences des autres convives de ce dîner m’ont permis heureusement de reconstituer en détail.

À l’instant même où Lupin me quittait, Herlock Sholmès tirait sa montre et se levait à son tour.

« Neuf heures moins vingt. À neuf heures je dois retrouver le comte et la comtesse à la gare.

— En route ! » s’exclama Wilson avalant coup sur coup deux verres de whisky.

Ils sortirent.

« Wilson ne tournez pas la tête… Peut être sommes-nous suivis ; en ce cas agissons comme s’il ne nous importait point de l’être… Dites donc, Wilson, donnez-moi votre avis : pourquoi Lupin était-il dans ce restaurant ? »

Wilson n’hésita pas.

« Pour manger.

— Wilson, plus nous travaillons ensemble, et plus je m’aperçois de la continuité de vos progrès. Ma parole, vous devenez étonnant. »

Dans l’ombre, Wilson rougit de plaisir, et Sholmès reprit :

« Pour manger, soit, et ensuite, tout probablement, pour s’assurer si je vais bien à Crozon comme l’annonce Ganimard dans son interview. Je pars donc afin de ne pas le contrarier. Mais comme il s’agit de gagner du temps sur lui, je ne pars pas.

— Vous, mon ami, filez par cette rue, prenez une voiture, deux, trois voitures. Revenez plus tard chercher les valises que nous avons laissées à la consigne, et, au galop, jusqu’à l’Élysée-Palace ?

— Et à l’Élysée-Palace ?

— Vous demanderez une chambre où vous vous coucherez, où vous dormirez à poings fermés et attendrez mes instructions. »

Wilson, tout fier du rôle important qui lui était assigné, s’en alla. Herlock Sholmès prit son billet et se rendit à l’express d’Amiens où le comte et la comtesse de Crozon étaient déjà installés. Il se contenta de les saluer, alluma une seconde pipe, et fuma paisiblement, debout dans le couloir. Le train s’ébranla. Au bout de dix minutes, il vint s’asseoir auprès de la comtesse et lui dit :

« Vous avez là votre bague, madame ?

— Oui.

— Ayez l’obligeance de me la prêter. »

Il la prit et l’examina.

« C’est bien ce que je pensais, c’est du diamant reconstitué.

— Du diamant reconstitué ?

— Un nouveau procédé qui consiste à soumettre de la poussière de diamant à une température énorme de façon à la réduire en fusion… et à n’avoir plus qu’à la reconstituer en une seule pierre.

— Comment ! Mais mon diamant est vrai.