Page:Leblanc - Arsène Lupin contre Herlock Sholmes, 1914.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.
30
ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS

que moi, je me défends. Mon rôle est plus facile. En outre… »

Il sourit imperceptiblement et, achevant sa phrase :

« En outre, je connais sa façon de se battre et il ne connaît pas la mienne. Et je lui réserve quelques bottes secrètes qui le feront réfléchir… »

Il tapotait la table à petits coups de doigt, et lâchait de menues phrases d’un air ravi.

« Arsène Lupin contre Herlock Sholmès… La France contre l’Angleterre… Enfin Trafalgar sera vengé !… Ah ! le malheureux… il ne se doute pas que je suis préparé… et un Lupin averti… »

Il s’interrompit subitement, secoué par une quinte de toux, et il se cacha la figure dans sa serviette comme quelqu’un qui a avalé de travers.

« Une miette de pain ? lui demandai-je… buvez donc un peu d’eau.

— Non, ce n’est pas ça, dit-il d’une voix étouffée.

— Alors… quoi ?

— Le besoin d’air.

— Voulez-vous qu’on ouvre la fenêtre ?

— Non, je sors… vite, donnez-moi mon pardessus et mon chapeau, je file ?

— Ah ! ça mais, que signifie ?…

— Ces deux messieurs qui viennent d’entrer… vous voyez le plus grand… eh bien en sortant, marchez à ma gauche de manière à ce qu’il ne puisse m’apercevoir.

— Celui qui s’assoit derrière vous ?…

— Celui-là… Pour des raisons personnelles, je préfère… Dehors, je vous expliquerai !…

— Mais qui est-ce donc ?

— Herlock Sholmès. »

Il fit un violent effort sur lui-même, comme s’il avait honte de son agitation, reposa sa serviette, avala un verre d’eau, et me dit en souriant, tout à fait remis :

« C’est drôle, hein ? je ne m’émeus pourtant pas facilement, mais cette vision imprévue…

— Qu’est-ce que vous craignez, puisque personne ne peut vous reconnaître au travers de toutes vos transformations ? Moi-même, chaque fois que je vous retrouve, il me semble que je suis en face d’un individu nouveau.

Lui me reconnaîtra, dit Arsène Lupin. Lui ne m’a vu qu’une fois[1], mais j’ai senti qu’il me voyait pour la vie, et qu’il voyait, non pas mon apparence toujours modifiable, mais l’être même que je suis… Et puis… et puis… je ne m’y attendais, pas, quoi !… Quelle singulière rencontre !… ce petit restaurant…

— Eh bien ! lui dis-je, nous sortons ?

— Non… non…

— Qu’allez-vous faire ?

— Le mieux serait d’agir franchement… de m’en remettre à lui…

— Vous n’y pensez pas ?

— Mais si, j’y pense… Outre que j’aurais avantage à l’interroger, à savoir ce qu’il sait… Ah ! tenez, j’ai l’impression que ses yeux se posent sur ma nuque, sur mes épaules… et qu’il cherche… qu’il se rappelle… »

Il réfléchit. J’avisai un sourire de malice au coin de ses lèvres, puis, obéissant, je crois, à une fantaisie de sa nature primesautière plus encore qu’aux nécessités de la situation, il se leva brusquement, fit volte-face, et s’inclinant tout joyeux :

« Par quel hasard ? C’est vraiment trop de chance… Permettez-moi de vous présenter un de mes amis… »

Une seconde ou deux, l’Anglais fut décontenancé, puis il eut un mouvement instinctif, tout prêt à se jeter sur Arsène Lupin. Celui-ci hocha la tête :

« Vous auriez tort… sans compter que le geste ne serait pas beau… et tellement inutile !… »

L’Anglais se retourna de droite et de gauche, comme s’il cherchait du secours. « Cela non plus, dit Lupin… D’ailleurs êtes-vous bien sûr d’avoir qualité pour mettre la main sur moi ? Allons, montrez-vous beau joueur. »

Se montrer beau joueur, en l’occasion, ce n’était guère tentant. Néanmoins, il est probable que ce fut ce parti qui sembla le meilleur à l’Anglais car il se leva à demi, et froidement présenta :

« Monsieur Wilson, mon ami et collaborateur. — Monsieur Arsène Lupin. »

La stupeur de Wilson provoqua l’hilarité. Ses yeux écarquillés et sa bouche large ouverte barraient de deux traits sa figure épanouie, à la peau luisante et tendue comme une pomme, et autour de laquelle des cheveux en brosse et une barbe courte étaient plantés comme des brins d’herbe, drus et vigoureux.

« Wilson, vous ne cachez pas assez votre ahurissement devant les événements les plus naturels de ce monde, ricana Herlock Sholmès avec une nuance de raillerie. »

Wilson balbutia :

« Pourquoi ne l’arrêtez-vous pas ?

— Vous n’avez point remarqué, Wilson, que ce gentleman est placé entre la porte et moi et à deux pas de la porte. Je n’aurais pas le temps de bouger le petit doigt, qu’il serait déjà dehors.

— Qu’à cela ne tienne », dit Lupin.

Il fit le tour de la table, et s’assit de manière à ce que l’Anglais fût entre la porte et lui. C’était se mettre à sa discrétion.

Wilson regarda Sholmès pour savoir

  1. Arsène Lupin, Gentleman cambrioleur (chapitre IX, Herlock Sholmès arrive trop tard.)