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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS
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Ce soir-là, il me parut plus exubérant encore qu’à l’ordinaire. Il riait et bavardait avec un entrain singulier, et cette ironie fine qui lui est spéciale, ironie sans amertume, légère et spontanée. C’était plaisir que de le voir ainsi, et je ne pus m’interdire de lui exprimer mon contentement.

« Eh ! oui, s’écria-t-il, j’ai de ces jours où tout me semble délicieux, où la vie est en moi comme un trésor infini que je n’arriverai jamais à épuiser. Et Dieu sait pourtant que je vis sans compter ?

— Trop peut-être.

— Le trésor est infini, vous dis-je ! je puis me dépenser et me gaspiller, je puis jeter mes forces et ma jeunesse aux quatre vents, c’est de la place que je fais à des forces plus vives et plus jeunes… Et puis vraiment, ma vie est si belle !… Je n’aurais qu’à vouloir, n’est-ce pas, pour devenir du jour au lendemain, que sais-je !… orateur, chef d’usine, homme politique… Eh bien ! je vous jure, jamais l’idée ne m’en viendrait ! Arsène Lupin je suis, Arsène Lupin je reste. Et je cherche vainement dans l’histoire une destinée comparable à la mienne mieux remplie, plus intense… Napoléon ! Oui, peut-être… Mais alors Napoléon à la fin de sa carrière impériale, pendant la campagne de France, quand l’Europe l’écrasait, et qu’il se demandait à chaque bataille si ce n’était pas la dernière qu’il livrait »

Était-il sérieux ? plaisantait-il ? Le ton de sa voix s’était échauffé, et il continua :

« Tout est là, voyez-vous, le danger ! l’impression ininterrompue du danger ! Le respirer comme l’air que l’on respire, le discerner autour de soi, qui souffle, qui rugit, qui guette, qui approche… Et au milieu de la tempête, rester calme… ne pas broncher !… Sinon, vous êtes perdu… Il n’y a qu’une sensation qui vaille celle-là, celle du chauffeur en course d’automobile ! Mais la course dure une matinée, et ma course à moi dure toute la vie !

— Quel lyrisme ! m’écriai-je… Et vous allez me faire accroire que vous n’avez pas un motif particulier d’excitation ! »

Il sourit.

« Allons, dit-il, vous êtes un fin psychologue. Il y a en effet autre chose. »

Il se versa un grand verre d’eau fraîche, l’avala et me dit :

« Vous avez lu le Temps d’aujourd’hui ?

— Ma foi non.

— Herlock Sholmès a dû traverser la Manche cet après-midi et arriver vers six heures.

— Diable ! Et pourquoi ?

— Un petit voyage que lui offrent les Crozon, le neveu d’Hautrec et le Gerbois. Ils se sont retrouvés à la gare du Nord, et de là ils ont rejoint Ganimard. En ce moment ils confèrent tous les six. »

Jamais, malgré la formidable curiosité qu’il m’inspire, je ne me permets d’interroger Arsène Lupin sur les actes de sa vie privée, avant que lui-même ne m’en ait parlé. Il y a là, de ma part, une question de réserve sur laquelle je ne transige point. À ce moment d’ailleurs, son nom n’avait pas encore été prononcé du moins officiellement, au sujet du diamant bleu. Je patientai donc. Il reprit :

« Le Temps publie également une interview de cet excellent Ganimard, d’après laquelle une certaine Dame blonde qui serait mon amie, aurait assassiné le baron d’Hautrec et tenté de soustraire à Mme de Crozon sa fameuse bague. Et, bien entendu, il m’accuse d’être l’instigateur de ces forfaits. »

Un léger frisson m’agita. Était-ce vrai ? Devais-je croire que l’habitude du vol, son genre d’existence, la logique même des événements avaient entraîné cet homme jusqu’au crime ? Je l’observai. Il semblait si calme, ses yeux vous regardaient si franchement !

J’examinai ses mains ! elles avaient une délicatesse de modelé infinie, des mains inoffensives vraiment des mains d’artiste…

« Ganimard est un halluciné », murmurai-je.

Il protesta :

« Mais non, mais non, Ganimard a de la finesse… parfois même de l’esprit.

— De l’esprit !

— Si, si. Par exemple cette interview est un coup de maître. Premièrement il annonce l’arrivée de son rival anglais pour me mettre en garde et lui rendre la tâche plus difficile. Deuxièmement, il précise le point exact où il a mené l’affaire pour que Herlock Sholmès n’ait que le bénéfice de ses propres découvertes. C’est de bonne guerre.

— Quoi qu’il en soit, vous voici deux adversaires sur les bras, et quels adversaires !

— Oh ! l’un ne compte pas.

— Et l’autre ?

— Sholmès ? Oh ! j’avoue que celui-ci est de taille. Mais justement c’est ce qui me passionne et ce pour quoi vous me voyez de si joyeuse humeur. D’abord, question d’amour-propre : on juge que ce n’est pas de trop du célèbre Anglais pour avoir raison de moi. Ensuite pensez au plaisir que doit éprouver un lutteur de ma sorte à l’idée d’un duel avec Herlock Sholmès. Enfin ! je vais être obligé de m’employer à fond ! car je le connais, le bon homme, il ne reculera pas d’une semelle.

— Il est fort.

— Très fort. Comme policier, je ne crois pas qu’il ait jamais existé ou qu’il existe jamais son pareil. Seulement j’ai un avantage sur lui, c’est qu’il attaque et