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ARSÈNE LUPIN CONTRE HERLOCK SHOLMÈS

au seuil, hypnotisé : tous les meubles avaient repris leur place habituelle ! Le guéridon se dressait entre les deux fenêtres, les chaises étaient debout, et la pendule au milieu de la cheminée. Les débris du candélabre avaient disparu.

Il articula, béant de stupeur :

« Le cadavre… M. le baron…

— Au fait, s’écria le commissaire, où se trouve la victime ? »

Il s’avança vers le lit. Sous un grand drap, qu’il écarta, reposait le général baron d’Hautrec, ancien ambassadeur de France à Berlin. Sa houppelande de général le recouvrait, ornée de la croix d’honneur.

Le visage était calme. Les yeux étaient clos.

Le domestique balbutia :

« Quelqu’un est venu.

— Par où ?

— Je ne sais pas, mais quelqu’un est venu, pendant mon absence… Tenez, il y avait là, par terre, un poignard très mince, en acier… Et puis, sur la table, un mouchoir avec du sang… Il n’y a plus rien… On a tout enlevé… On a tout rangé…

— Mais qui ?

— L’assassin !

— Nous avons trouvé toutes les portes fermées.

— C’est qu’il était resté dans l’hôtel.

— Il y serait encore, puisque vous n’avez pas quitté le trottoir. »

Le domestique réfléchit et prononça lentement :

« En effet… en effet… et je ne me suis pas éloigné de la grille… Cependant…

— Voyons, quelle est la dernière personne que vous ayez vue près du baron ?

Mlle Antoinette, la demoiselle de compagnie.

— Qu’est-elle devenue ?

— Selon moi, son lit n’étant même pas défait, elle a dû profiter de l’absence de la Sœur Auguste pour sortir, elle aussi. Cela ne m’étonne qu’à moitié ; elle est jolie… jeune…

— Mais comment serait-elle sortie ?

— Par la porte.

— Vous aviez mis le verrou et accroché la chaîne !

— Bien plus tard ! À ce moment, elle avait dû quitter l’hôtel.

— Et le crime aurait eu lieu après son départ ?

— Naturellement ! »

On chercha du haut en bas de la maison, dans les greniers comme dans les caves ; mais l’assassin avait pris la fuite. Comment ? À quel instant ? Était-ce lui ou un complice qui avait jugé à propos de retourner sur la scène du crime et de faire disparaître tout ce qui eût pu le compromettre ? Telles étaient les questions qui se posaient à la justice.

À sept heures, survint le médecin légiste ; à huit heures, le chef de la Sûreté. Puis ce fut le tour du Procureur de la République et du juge d’instruction. Et il y avait aussi, encombrant l’hôtel, des agents, des inspecteurs, des journalistes, le neveu du baron d’Hautrec et d’autres membres de la famille.

On fouilla, on étudia la position du cadavre, d’après les souvenirs de Charles, on interrogea, dès son arrivée, la sœur Auguste. On ne fit aucune découverte. Tout au plus, la sœur Auguste s’étonnait-elle de la disparition d’Antoinette Bréhat. Elle avait engagé la jeune fille douze jours auparavant, sur la foi d’excellents certificats, et se refusait à croire qu’elle eût pu abandonner le malade qui lui était confié, pour courir seule, la nuit.

« D’autant plus qu’en ce cas, appuya le juge d’instruction, elle serait déjà rentrée. Nous en revenons donc au même point : qu’est-elle devenue ?

— Pour moi, dit Charles, elle a été enlevée par l’assassin. »

L’hypothèse était plausible et concordait avec certaines apparences. Le chef de la Sûreté prononça :

« Enlevée ? Ma foi, cela n’est point invraisemblable.

— Non seulement invraisemblable, dit une voix, mais en opposition absolue avec les faits, avec les résultats de l’enquête ; bref, avec l’évidence même. »

La voix était rude, l’accent brusque, et personne ne fut surpris quand on eut reconnu Ganimard. À lui seul, d’ailleurs, on pouvait pardonner cette façon un peu cavalière de s’exprimer.

« Tiens, c’est vous, Ganimard ? s’écria M. Dudouis ; je ne vous avais pas vu.

— Je suis là depuis deux heures.

— Vous prenez donc intérêt à ce qui n’est pas le billet 514-série 23, l’affaire de la rue Clapeyron, la Dame Blonde et Arsène Lupin ?

— Eh ! eh ! ricana le vieil inspecteur, je n’affirmerais pas que Lupin n’est pour rien dans l’affaire qui nous occupe… Mais laissons de côté, jusqu’à nouvel ordre, l’histoire du billet de loterie, et voyons de quoi il s’agit. »

Ganimard n’est pas un de ces policiers de grande envergure, dont les procédés font école, et dont le nom restera dans les annales judiciaires. Il lui manque ces éclairs de génie qui illuminent les Lupin, les Lecoq et les Sherlock Holmès. Mais il a d’excellentes qualités moyennes, de l’observation, de la sagacité, de la persévérance, et même de l’intuition. Son mérite est de travailler avec l’indépendance la plus absolue. Rien, si ce n’est peut-être