Page:Leblanc - Arsène Lupin contre Herlock Sholmès (La Dame blonde suivi de La Lampe juive), paru dans Je sais tout, 1906-1907.djvu/91

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voie, Mademoiselle… sans quoi il reconnaîtrait en vous la jeune fille des Ternes. Montez dans votre chambre, faites vos malles et partez le plus tôt possible.

— Je partirai aujourd’hui.

Il la retint encore.

— Où irez-vous ?

— Je ne sais pas… je n’ai personne… je chercherai…

Il hésita, très ému, et reprit à voix basse :

— Je pars pour Londres ce soir. Voulez-vous m’accompagner ?…

— À Londres ?

— Oui… Je vous trouverai une place convenable… j’ai des amis…

Elle réfléchit et laissa tomber d’un ton de lassitude :

— Soit. Autant là qu’ailleurs… Mais jurez-moi que Mme d’Imblevalle ne sera pas inquiétée.

— Comment le serait-elle ? et par qui ?

— Que dira M. d’Imblevalle quand on saura qu’il est rentré en possession de la lampe juive et des autres bibelots ?

— On ne le saura pas. Il faut que ces objets soient définitivement perdus pour lui.

— Bien, dit-elle, dans une heure je serai à la gare du Nord.



Arsène lupin fait sentir à sholmès le poids de la nouvelle défaite qu’il lui a fait subir


Tandis qu’elle s’éloignait, le timbre du téléphone sonna dans l’antichambre. Elle décrocha le récepteur :

— Allô !… Monsieur Sholmès ?… oui, il est ici.

Elle tendit le récepteur à l’Anglais et s’en alla.

— Allô ! fit Sholmès… Oui, c’est moi… À qui ai-je l’honneur de parler ?

Il rejeta violemment l’appareil, en poussant un cri de colère. Une voix avait répondu :

— À qui vous avez l’honneur ?… Mais à Lupin, cher maître… À ce brave Lupin.

Sholmès ignorait ce qui s’était passé après la disparition de son adversaire. Stimulé par les événements, avide de reprendre la lampe juive, puis de courir à l’Écho de France et de déchiffrer le mot de l’énigme, il ne s’était point préoccupé de savoir si Lupin avait coulé au fond du fleuve, ou si Ganimard et ses hommes l’avaient recueilli vivant. Cinq cents personnes commandant les deux rives sur un espace d’un kilomètre, il n’admettait pas d’autre dénouement que la mort ou la capture, Et voilà qu’il entendait encore cette voix sardonique qui l’irritait si profondément, voix d’outre-tombe, lui semblait-il, que lui apportait, par un miracle horripilant, le fil mystérieux du téléphone. Pourtant, d’un geste instinctif, il saisit l’appareil. Lupin continuait :

— Blessé ? nullement. Je tiens trop à la vie. Elle me comble de tant de faveurs ! Mais avouez que mon sauvetage ne manque pas de pittoresque… Moi-même j’en suis tout étonné… Oh ! certes, je savais que mes amis veillaient puisqu’on s’était donné rendez-vous pour repêcher la lampe juive, et je savais qu’ils ne m’abandonneraient pas. N’importe ! c’est de la belle besogne… Mais nous avons à parler. Et la lampe juive, vous l’avez ?… Et le baron d’Imblevalle ? J’arrive trop tard, n’est-ce pas ? il est informé de tout ?… Eh bien, que vous disais-je ? Le mal est irréparable maintenant. N’eût-il pas mieux valu me laisser agir à ma guise ? Encore un jour ou deux, et je reprenais à Bresson la lampe juive et les bibelots, je les renvoyais aux d’Imblevalle, et ces deux braves gens eussent achevé de vivre paisiblement l’un auprès de l’autre… Mais non, il a fallu que Monsieur brouillât les cartes et portât la discorde au sein d’une famille que je protégeais !… Tant pis pour vous, mon cher maître ! vous paierez les pots cassés : demain matin l’Écho de France publiera les détails les plus humiliants sur votre défaite… À moins que, par une juste compréhension des choses, vous ne vous engagiez à limiter le théâtre de vos exploits au sol de la vieille Angleterre. Auquel cas, je consentirais de mon côté…

— Serait-ce par hasard le sieur Lupin qui vous téléphone ?

Ganimard était là et interrogeait Sholmès d’une voix railleuse.

— Et si je vous répondais que c’est Lupin ? fit l’Anglais en raccrochant le récepteur.

— Cela ne me surprendrait qu’à moitié.

— Il vous a donc encore brûlé la politesse ?

— Comme à vous, maître.

Sholmès saisit Ganimard par le bras, l’entraîna dans la rue et lui dit :

— En deux mots racontez-moi. Comment cela s’est-il fait ?

— Le plus bêtement du monde. Dix minutes après le naufrage, nous avons aperçu à trois cents mètres de l’épave…

— Impossible ! Il n’a pu rester dix minutes sous l’eau.