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mettre d’accord sur un point de controverse. Et c’était aussi d’une ironie supérieure, dont ils jouissaient tous deux profondément, en dilettantes et en artistes. Wilson, lui, se pâmait d’aise.

Herlock bourra lentement sa pipe, l’alluma et s’exprima de la sorte :

— J’estime que cette affaire est infiniment moins complexe qu’elle ne le paraît.

— Beaucoup moins en effet, fit Wilson, écho fidèle.

— Je dis l’affaire, car, pour moi, il n’y en a qu’une. La mort du baron d’Hautois, l’histoire de la bague, et, ne l’oublions pas, le mystère du numéro 514, série 23, ne sont que les faces diverses de ce qu’on pourrait appeler l’énigme de la dame blonde. Or, à mon sens, il s’agit tout simplement de découvrir le lien qui réunit ces trois épisodes de la même histoire, le détail qui prouve l’unité des trois méthodes. Ganimard, dont le jugement est un peu superficiel, voit cette unité dans la faculté de disparition, dans le pouvoir d’aller et de venir tout en restant invisible. Cette intervention du miracle ne me satisfait pas.

— Et alors ?

— Alors, selon moi, énonça nettement Sholmès, la caractéristique de ces trois aventures, c’est votre dessein manifeste, évident, quoique inaperçu jusqu’ici, d’amener l’affaire sur le terrain préalablement choisi par vous. Il y a là, de votre part, plus qu’un plan, une nécessité, une condition sine qua non de réussite. Dès le début de votre conflit avec M. Gerbois, vous désignez le lieu où l’on se réunira, l’appartement de Me Detinan. Il n’en est pas un qui vous paraisse plus sûr, à tel point que vous y donnez rendez-vous, publiquement pourrait-on dire, à la dame blonde et à Mlle Gerbois.

— La fille du professeur, précisa Wilson.

— Pour le diamant bleu, que le baron d’Hautois possédait depuis des années, aviez-vous essayé de vous l’approprier ? Non. Mais le baron prend l’hôtel de son frère : six mois après, première tentative… Le diamant vous échappe. On le vend à l’hôtel Drouot. La vente sera-t-elle libre ? Non. Au moment où le banquier Herschmann va l’emporter, une dame lui fait passer une lettre de menaces, et c’est la comtesse de Crozon, préparée, influencée par cette même dame, qui achète le diamant… Disparaît-il aussitôt ? Non : les moyens vous manquent. Mais la comtesse s’installe dans son château. C’est ce que vous attendiez. La bague disparaît.

— Pour reparaître dans la poudre dentifrice du conseiller Bleichen, anomalie bizarre, objecta Lupin.

— Allons donc, s’écria Herlock, en frappant la table du poing, ce n’est pas à moi qu’il faut conter de telles sornettes. Que les imbéciles s’y laissent prendre, soit, mais pas le vieux renard que je suis.

— Ce qui veut dire ?

Sholmès se pencha vers Arsène Lupin, murmura quelques mots à son oreille, et se redressa. Arsène Lupin demeura un instant silencieux, puis, très simplement, les yeux fixés sur l’Anglais :

— Vous êtes un rude homme, monsieur.

— Un rude homme, n’est-ce pas, souligna Wilson, béant d’admiration.

— Peuh ! fit l’Anglais, flatté de ce double hommage si spontané, il suffisait de réfléchir. De même, maintenant que le champ des suppositions est plus restreint, je crois qu’avec un peu d’attention, il me sera facile de découvrir pourquoi les trois aventures se sont dénouées au 25 de la rue Clapeyron, au 134 de l’avenue Henri-Martin, et entre les murs du château de Crozon. Toute l’affaire est là. Le reste n’est que balivernes et charade pour enfant.

— Et je suis tellement sûr du résultat, dit Arsène Lupin en se levant, que je vais hâter mes dispositions de retraite… sans quoi je risquerais d’être pris au gîte.

— Dépêchez-vous, fit Wilson, plein de sollicitude pour un individu auquel Sholmès inspirait tant de considération et de crainte, ne perdez pas une minute.

— Pas une minute, M. Wilson, le temps seulement de vous dire combien je suis heureux de cette rencontre, et combien j’envie le maître d’avoir un collaborateur aussi précieux que vous.

Ainsi prit fin cette étrange entrevue. On se salua cordialement. Arsène me saisit le bras, et nous sortîmes tous deux.

Mais, à peine dehors, il franchit en courant la chaussée. Deux hommes se tenaient sur le trottoir opposé. Il s’entretint quelques minutes avec eux, puis revint à moi :

— Je vous demande pardon, ce satané Sholmès va me donner du fil à retordre. Mais, je vous jure, qu’il n’en a pas fini avec Lupin… Au revoir… L’ineffable Wilson a raison, je n’ai pas une minute à perdre.

Il s’éloigna rapidement.

Au même instant, Herlock tirait sa montre et se levait à son tour.

— Neuf heures moins vingt. À neuf heures je dois retrouver le comte et la comtesse

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