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sont étranges, mais rares. On voit ce qu’il y a, on constate ce que les yeux peuvent constater, et c’est tout. Si l’on suit une piste, aussitôt, à droite, à gauche, devant soi, derrière soi, c’est l’obscurité, l’inconnu.



Une vente sensationnelle. — qui l’emportera, la comtesse ou le financier ?


Les héritiers du baron d’Hautois ne pouvaient que bénéficier d’une pareille réclame. Ils organisèrent avenue Henri-Martin, dans l’hôtel même, sur le lieu du crime, une exposition des meubles et objets qui devaient se vendre à la salle Drouot. Meubles modernes et de goût médiocre, objets sans valeurs artistique… mais au centre de la pièce, sur un socle tendu de velours grenat, protégée par un globe de verre, et gardée par deux agents, étincelait la bague au diamant bleu.

Diamant magnifique, énorme, d’une pureté incomparable, et de ce bleu indéfini que l’eau claire prend au ciel qu’il reflète, de ce bleu que l’on devine dans la blancheur du linge. On admirait, on s’extasiait… et l’on regardait avec effroi la chambre de la victime, l’endroit où gisait le cadavre, le parquet démuni de son tapis ensanglanté, et les murs surtout, les murs infranchissables au travers desquels avait passé la criminelle. On s’assurait que le marbre de la cheminée ne basculait pas, que telle moulure de la glace ne cachait pas un ressort destiné à la faire pivoter. On imaginait des trous béants, des orifices de tunnel, des communications avec les égouts, avec les catacombes…

La vente du diamant bleu eut lieu le 30 janvier. La foule s’étouffait dans la salle et la fièvre des enchères s’exaspéra jusqu’à la folie.

Il y avait là le Tout-Paris des grandes occasions, tous ceux qui achètent et tous ceux qui veulent faire croire qu’ils peuvent acheter, des boursiers, des artistes, des dames de tous les mondes, deux ministres, un ténor italien, un roi en exil qui, pour consolider son crédit, se donna le luxe de pousser, avec beaucoup d’aplomb et une voix vibrante, jusqu’à cent mille francs. Cent mille francs ! il pouvait les offrir sans se compromettre. Le ténor italien en risqua cent cinquante, une sociétaire des Français cent soixante-quinze.

À deux cent mille francs néanmoins, les amateurs se découragèrent. À deux cent cinquante mille, il n’en resta plus que deux, Herschmann, le célèbre financier, le roi des mines d’or, et la comtesse de Crozon, la richissime Espagnole dont la collection de diamants et de pierres précieuses est réputée.

— Deux cent soixante mille… deux cent soixante-dix mille… soixante-quinze… quatre-vingt… proférait le commissaire, interrogeant successivement du regard les deux compétiteurs… Deux cent quatre-vingt mille pour madame… Personne ne dit mot ?…

— Trois cent mille, murmura Herschmann.

Un silence. On observait la comtesse de Crozon. Debout, souriante, mais d’une pâleur qui dénonçait son trouble, elle s’appuyait au dossier de la chaise placée devant elle. En réalité, elle le savait et tous les assistants le savaient aussi, l’issue du duel n’était pas douteuse : logiquement, fatalement, il devait se terminer à l’avantage du financier, dont les caprices étaient servis par une fortune de plus d’un demi-milliard. Pourtant elle prononça :

— Trois cent cinq mille.

Un silence encore. On se retourna vers le roi des mines, dans l’attente de l’inévitable surenchère. Il était certain qu’elle allait se produire, forte, brutale, définitive.

Elle ne se produisit point. Herschmann restait impassible, les yeux fixés sur une feuille de papier que tenait sa main droite, tandis que l’autre gardait les morceaux d’une enveloppe déchirée.

— Trois cent cinq mille, répétait le commissaire… une fois ?… deux fois ?…

Herschmann ne broncha pas. Le marteau tomba.

— Quatre cent mille, clama Herschmann, sursautant, comme si le bruit du marteau l’arrachait de sa torpeur.

Il était trop tard.

On s’empressa autour de lui. Que s’était-il passé ? Pourquoi n’avait-il pas parlé plus tôt ?

Il se mit à rire.

— Que s’est-il passé ? Ma foi, je n’en sais rien. J’ai eu une minute de distraction.

— Est-ce possible ?

— Mais oui, une lettre qu’on m’a remise, et qui m’a troublé sur le moment.

Ganimard était là. Il avait assisté à la vente de la bague. Il s’approcha d’un des garçons de service.

— C’est vous, sans doute, qui avez remis une lettre à M. Herschmann ?

— Oui.

— De la part de qui ?

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