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ARSÈNE LUPIN

Jeanne. — Mais nous ne serons plus dignes d’être vos amies, quand vous serez la duchesse de Charmerace.

Germaine. — Pourquoi ? (À Sonia.) Sonia ! Sur tout n’oubliez pas Veauléglise, 33, rue de l’Université. (Elle répète) 33, rue de l’Université.

Sonia. — Veauléglise… a… u… ?

Germaine. — Comment ?

Sonia. — Duchesse de Veauléglise… v… a… u… ?

Germaine. — Non, avec un e.

Jeanne. — Comme veau.

Germaine. — Ma chère, c’est une plaisanterie bien bourgeoise. (À Sonia.) Attendez, ne fermez pas l’enveloppe. (D’un ton réfléchi) Je me demande si Veauléglise mérite une croix, une double croix, ou une triple croix.

Jeanne et Marie. — Comment ?

Germaine. — Oui, la croix simple signifie l’invitation à l’église, double croix invitation au mariage et au lunch, et triple croix, invitation au mariage, au lunch et à la soirée de contrat. Votre avis ?

Jeanne. — Mon Dieu, je n’ai pas l’honneur de connaître cette grande dame.

Marie. — Moi non plus.

Germaine. — Moi non plus, mais j’ai là le carnet de visite de feu la duchesse de Charmerace, la mère de Jacques… Les deux duchesses étaient en relations ; de plus, la duchesse de Veauléglise est une personne un peu rosse, mais fort admirée pour sa piété : elle communie trois fois par semaine.

Jeanne. — Alors, mettez-lui trois croix.

Marie. — À votre place, ma chérie, avant de faire des gaffes, je demanderais conseil à votre fiancé. Il connaît ce monde-là, lui.

Germaine. — Ah ! là ! là ! mon fiancé ! ça lui est bien égal. Ce qu’il a changé depuis sept ans ! (Feuillette son carnet.) Il ne prenait rien au sérieux, alors. Tenez, il y a sept ans, s’il est parti pour faire une expédition au pôle sud, c’était uniquement par snobisme… Enfin, quoi, un vrai duc !

Jeanne. — Et aujourd’hui ?

Germaine. — Ah ! aujourd’hui, il est pédant, le monde l’agace, et il a un air grave.

Sonia. — Il est gai comme un pinson.

Germaine. — Il est gai quand il se moque des gens, mais à part ça, il est grave.

Jeanne. — Votre père doit être ravi de ce changement ?

Germaine. — Oh ! naturellement ! Papa s’appellera toujours M. Gournay-Martin. Non, quand je pense que papa déjeune aujourd’hui à Rennes avec le ministre, dans le seul but de faire décorer Jacques !…

Marie. — Eh bien, la Légion d’honneur, c’est beau, cela.

Germaine. — Ma pauvre petite, c’est beau rue du Sentier, mais ça ne va pas avec un duc ! (S’arrêtant au moment de partir.) Tiens, cette statuette, pourquoi est-elle ici ?

Sonia, étonnée. — En effet, quand nous sommes entrées, elle était là, à sa place habituelle…

Germaine., au domestique qui entre avec le thé — Alfred, vous êtes venu dans le salon pendant que nous étions dehors ?

Alfred. — Non, mademoiselle.

Germaine. — Mais quelqu’un est entré ?

Alfred. — Je n’ai entendu personne, j’étais dans l’office.

Germaine. — C’est curieux. ( À Alfred qui va pour sortir.) Alfred, on n’a pas encore téléphoné de Paris ?

Alfred. — Pas encore, mademoiselle.

Il sort. Sonia sert le thé aux jeunes filles.

Germaine. — On n’a pas encore téléphoné. C’est très embêtant. Ça prouve qu’on ne m’a pas envoyé de cadeaux aujourd’hui.

Sonia. — C’est dimanche, les magasins ne font pas de livraisons ce jour-là.

Jeanne. — Le beau duc ne vient pas goûter ?

Germaine. — Mais si, je l’attends à quatre heures et demie. Il a dû sortir à cheval avec les deux frères Dubuit. Les Dubuit viennent goûter aussi.

Marie. — Il est sorti à cheval avec les Dubuit ? Quand ça ?

Germaine. — Mais cet après-midi.

Marie. — Ah ! non… Mon frère est allé après déjeuner chez Dubuit pour voir André et Georges. Ils étaient sortis depuis ce matin en voiture, et ils ne devaient rentrer que tard dans la soirée.

Germaine. — Tiens, mais… qu’est-ce qu’il m’a raconté ?

Irma, entrant. — On est là de Paris, mademoiselle.

Germaine, vivement. — Chic, c’est le concierge.

Irma. — C’est Victoire, la femme de charge.

Germaine, au téléphone. — Allô, c’est vous, Victoire ?… Ah ! on a envoyé quelque chose… Eh bien, qu’est-ce que c’est ? Un coupe-papier… encore ! Et l’autre ? Un encrier Louis XVI… encore ! Oh ! là ! là ! De qui ? (Fièrement, aux autres jeunes filles.) Comtesse de Rudolphe et baron de Valéry… oui, et c’est tout ? Non, c’est vrai ? (À Sonia.) Sonia, un collier de perles ! (Au téléphone.) Il est gros ? Les perles sont grosses ? Oh ! mais c’est épatant ! Qui a envoyé ça ?… (Désappointée.) Oh ! oui, un ami de papa. Enfin, c’est un collier de perles… Fermez bien les portes, n’est-ce pas ? et serrez-le dans l’armoire secrète… Oui, merci, ma bonne Victoire, à demain. (À Jeanne et Marie.) C’est inouï, les relations de papa me font des cadeaux merveilleux et tous les gens chics m’envoient des coupe-papier. Il est vrai que Jacques est au-dessous de tout. C’est à peine si, dans le faubourg, on sait que nous sommes fiancés.

Jeanne. — Il ne fait aucune réclame ?

Germaine. — Vous plaisantez, mais c’est que c’est vrai. Sa cousine, Mme de Relzières, me le disait encore l’autre jour au thé qu’elle a donné en mon honneur, n’est-ce pas, Sonia ?

Jeanne, bas, à Marie. — Elle en a plein la bouche de son thé.

Marie. — À propos de Mme de Relzières, vous savez qu’elle est aux cent coups. Son fils se bat aujourd’hui.

Sonia. — Avec qui ?

Marie. — On ne sait pas, mais elle a surpris une lettre des témoins…

Germaine. — Je suis tranquille pour Relzières. Il est de première force à l’épée, il est imbattable.

Jeanne. — Il était intime avec votre fiancé, autrefois.

Germaine. — Intime. C’est même par Relzières que nous avons connu Jacques.

Marie. — Où ça ?

Germaine. — Dans ce château.

Marie. — Chez lui, alors ?

Germaine. — Oui. Est-ce drôle, la vie ! Si, quelques mois après la mort de son père, Jacques ne s’était pas trouvé dans la dèche et obligé, pour les frais de son expédition au pôle sud, de bazarder ce château ; si papa et moi, nous n’avions pas eu envie