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L’ILLUSTRATION THÉÂTRALE

Le Duc. — Pour rien, je vous écoute. Vous êtes plein de surprises.

Gournay-Martin. — Je vous déroute, hein ? Avouez que je vous déroute. Et c’est vrai, je comprends tout, je comprends les affaires et j’aime l’art, les tableaux, les belles occasions, les bibelots, les belles tapisseries, c’est le meilleur des placements. Enfin, quoi, j’aime ce qui est beau… et, sans me vanter, je m’y connais… j’ai du goût, et j’ai quel que chose de supérieur encore au goût : j’ai du flair.

Le Duc. — Vos collections de Paris le prouvent.

Gournay-Martin. — Et encore vous n’avez pas vu ma plus belle pièce, ma meilleure affaire, le diadème de la princesse de Lamballe, il vaut cinq cent mille francs.

Le Duc. — Fichtre ! Je comprends que le sieur Lupin vous l’ait envié.

Gournay-Martin, sursautant. — Ah ! ne me parlez pas de cet animal-là, le gredin !

Le Duc. — Germaine m’a montré sa lettre. Elle est drôle.

Gournay-Martin. — Sa lettre ! Ah ! le misérable ! J’ai failli en avoir une apoplexie. J’étais dans ce salon où nous sommes, à bavarder tranquillement, quand tout à coup Firmin entre et m’apporte une lettre…

Firmin, entrant. — Une lettre pour monsieur.

Gournay-Martin. — Merci… et m’apporte une lettre (Il met son lorgnon.) dont l’écriture… (Il regarde l’enveloppe.) Ah ! nom de Dieu !

Il tombe assis.

Le Duc. — Hein ?

Gournay-Martin, la voix étranglée. — Cette écriture… c’est la même écriture.

Le Duc. — Vous êtes fou, voyons !

Gournay-Martin, décachette l’enveloppe et lit, haletant, effaré. — « Monsieur. Ma collection de tableaux que j’ai eu le plaisir, il y a trois ans, de commencer avec la vôtre, ne compte en fait d’œuvres anciennes qu’un Vélasquez, un Rembrandt et trois petits Rubens. Vous en avez bien davantage. Comme il est pitoyable que de pareils chefs-d’œuvre soient (Il tourne la page.) entre vos mains, j’ai l’intention de me les approprier et me livrerai demain dans votre hôtel de Paris à une respectueuse perquisition. »

Le Duc. — C’est une blague, voyons.

Gournay-Martin, continuant. — « Post-Scriptum. (Il s’éponge.) Bien entendu, comme depuis trois ans vous détenez le diadème de la princesse de Lamballe, je me restituerai ce joyau par la même occasion. » Le misérable ! le bandit ! J’étouffe ! Ah !

Il arrache son col. À partir de cet instant, toute la fin de l’acte doit être jouée dans un mouvement très rapide, une sorte d’affolement.

Le Duc. — Firmin ! Firmin ! (À Sonia qui entre à droite.) Vite un verre d’eau, des sels. M. Gournay-Martin se trouve mal.

Sonia. — Ah ! mon Dieu !

Elle sort précipitamment.

Gournay-Martin, étouffant. — Lupin !… Préfecture de police… téléphonez !

Germaine, entrant à droite. — Papa, si vous voulez arriver à l’heure pour dîner chez nos voisins… (Voyant son père.) Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

Le Duc. — C’est cette lettre, une lettre de Lupin.

Sonia, entre par le fond avec un verre d’eau et un flacon de sels. — Voilà un verre d’eau.

Gournay-Martin. — Firmin d’abord, où est Firmin ?

Firmin, entrant. — Est-ce qu’il faut encore un verre d’eau ?

Gournay-Martin, se précipitant sur lui. — Cette lettre, d’où vient-elle ? Qui l’a apportée ?

Firmin. — Elle était dans la boîte de la grille du parc. C’est ma femme qui l’a trouvée.

Gournay-Martin, affolé. — Comme il y a trois ans. C’est le même coup qu’il y a trois ans ! Ah ! mes enfants, quelle catastrophe !

Le Duc. — Voyons, ne vous affolez pas. Si cette lettre n’est pas une fumisterie…

Gournay-Martin, indigné. — Une fumisterie ! Est-ce que c’était une fumisterie, il y a trois ans ?

Le Duc. — Soit ! Mais alors, si ce vol dont on vous menace est réel, il est enfantin et nous pouvons le prévenir.

Gournay-Martin. — Comment ça ?

Le Duc. — Voyons : dimanche 3 septembre… Cette lettre est donc écrite d’aujourd’hui ?

Gournay-Martin. — Oui. Eh bien ?

Le Duc. — Eh bien ! Lisez ceci : « Je me livrerai demain matin dans votre hôtel de Paris à une respectueuse perquisition »… Demain matin !…

Gournay-Martin. — C’est vrai ? Demain matin.

Le Duc. — De deux choses l’une, ou bien c’est une fumisterie, et il n’y a pas à s’en occuper, ou bien la menace est réelle et nous avons le temps.

Gournay-Martin, tout joyeux. — Oui, mais oui, c’est évident.

Le Duc. — Pour cette fois, le bluff du sieur Lupin et sa manie de prévenir les gens auront joué au bonhomme un tour pendable.

Gournay-Martin, vivement. — Alors ?

Le Duc, de même. — Alors, téléphonons.

Tous — Bravo !

Germaine, de même. — Ah ! mais non, c’est impossible…

Tous — Comment ?

Germaine, de même. — Il est six heures. Le téléphone avec Paris ne fonctionne plus. C’est dimanche.

Gournay-Martin, s’effondrant. — C’est vrai. C’est épouvantable !

Germaine. — Mais pas du tout, il n’y a qu’à télégraphier.

Gournay-Martin, tout joyeux. — Nous sommes sauvés !

Sonia — Ah ! mais non, impossible.

Tous — Pourquoi ?

Sonia — La dépêche ne partira pas. C’est dimanche. À partir de midi, le télégraphe est fermé.

Gournay-Martin, effondré. — Ah ! quel gouvernement !

Le Duc. — Voyons, il faut en sortir… Eh bien, voilà, il y a une solution.

Gournay-Martin, vivement. — Laquelle ?

Le Duc. — Quelle heure est-il ?

Germaine. — Sept heures.

Sonia. — Sept heures moins dix.

Gournay-Martin. — Sept heures douze.

Le Duc. — Oui. enfin, dans les sept heures… Eh bien, je vais partir. Je prendrai l’auto. S’il n’y a pas d’accroc, je peux être à Paris vers deux ou trois heures du matin.

Il sort.

Gournay-Martin, même jeu. — Mais, nous aussi, nous allons partir. Pourquoi attendre à demain ? Nos bagages sont expédiés, partons ce soir. J’ai vendu la cent-chevaux, mais il reste le landaulet et la