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— Oui, Lupin, le voilà revenu sur l’eau, cet animal-là.

— Tant mieux, tant mieux, fit M. Lenormand après un instant de réflexion.

— Évidemment, tant mieux, reprit Gourel, qui se plaisait à commenter les rares paroles d’un supérieur auquel il ne reprochait que d’être trop peu loquace ; tant mieux, car vous allez enfin vous mesurer avec un adversaire digne de vous… Et Lupin trouvera son maître… Lupin n’existera pas… Lupin…

— Cherche, fit M. Lenormand lui coupant la parole.

On eût dit l’ordre d’un chasseur à son chien. Et de fait, ce fut à la matière d’un bon chien vif, intelligent, fureteur, que chercha Gourel sous les veux de son maître. Du bout de sa canne, M. Lenormand désignait tel coin, tel fauteuil, comme on désigne un buisson ou une touffe d’herbe, et Gourel battait le buisson ou la touffe d’herbe avec une conscience minutieuse.

— Rien, conclut le brigadier.

— Rien pour toi, grogna M. Lenormand.

— C’est ce que je voulais dire… Je sais que, pour vous, il y a des choses qui parlent comme des personnes, de vrais témoins. N’empêche que voilà un crime bel et bien établi à l’actif du sieur Lupin.

— Le premier, observa M. Lenormand.

— Le premier, en effet… Mais c’était inévitable. On ne mène pas cette vie-là sans, un jour ou l’autre, être acculé au crime par les circonstances. M. Kesselbach se sera défendu…

— Non, puisqu’il était attaché.

— En effet, avoua Gourel déconcerté, et c’est même fort curieux… Pourquoi tuer un adversaire qui n’existe déjà plus ?… Mais n’importe ; si je lui avais mis la main au collet, hier, quand nous nous sommes trouvés l’un en face de l’autre, au seuïl du vestibule…

M. Lenormand avait passé sur le balcon. Puis il visita la chambre de M. Kesselbach, à droite, vérifia la fermeture des fenêtres et des portes.

— Les fenêtres de ces deux pièces étaient fermées quand je suis entré, affirma. Gourel.

— Fermées ou poussées ?

— Personne n’y a touché. Or, elles sont fermées, chef.

Un bruit de voix les ramena au salon. Ils y trouvèrent le médecin légiste, en train d’examiner le cadavre, et M. Formerie, juge d’instruction.

Et M. Formerie s’exclamait :

— Arsène Lupin ! Enfin je suis heureux qu’un hasard bienveillant me remette en face de ce bandit ! Le gaillard verra de quel bois je me chauffe !… Et cette fois il s’agit d’un assassinat !… À nous deux, maître Lupin !…

M. Formerie n’avait pas oublié l’étrange aventure du diadème de la princesse de Lamballe[1] et l’admirable façon dont Lupin l’avait roulé, quelques années auparavant. La chose était restée célèbre dans les annales du Palais. On en riait encore, et M. Formerie, lui, en conservait un juste sentiment de rancune et le désir de prendre une revanche éclatante.

— Le crime est évident, prononça-t-il de son air le plus convaincu, le mobile nous sera facile à découvrir. Allons, tout va bien… M. Lenormand, je vous salue. et je suis enchanté…

M. Formerie n’était nullement enchanté.

  1. Arsène Lupin, pièce en quatre actes, en collaboration avec Francis de Croisset.