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pas agir… Les fautes étaient inévitables s’il relevait le défi d’un tel adversaire. Et puis le chef n’allait-il pas venir ?

Le chef va venir ! Toute la psychologie de Gourel se résumait dans cette petite phrase. Habile et persévérant, plein de courage et d’expérience, d’une force herculéenne, il était de ceux qui ne vont de l’avant que lorsqu’ils sont dirigés et qui n’accomplissent de bonne besogne que lorsqu’elle leur est commandée.

Combien ce manque d’initiative s’était aggravé, depuis que M. Lenormand avait pris la place de M. Dudouis au service de la Sûreté ! Celui-là était un chef, M. Lenormand ! Avec celui-là, on était sûr de marcher dans la bonne voie. Si sûr même, que Gourel s’arrêtait dès que l’impulsion du chef ne lui était plus donnée.

Mais le chef allait venir. Sur sa montre, Gourel calculait l’heure exacte de cette arrivée. Pourvu que le commissaire de police ne le précédât point, et que le juge d’instruction, déjà désigné sans doute, ou le médecin légiste ne vinssent pas faire d’inopportunes constatations avant que le chef n’ait eu le temps de fixer dans son esprit les points essentiels de l’affaire !

— Eh bien, Gourel, à quoi rêves-tu ?

— Le chef !

M. Lenormand était un homme encore jeune, si l’on considérait l’expression même de son visage, ses yeux qui brillaient sous ses lunettes à branches d’argent ; mais c’était presque un vieillard, si l’on notait son dos voûté, sa peau sèche et comme jaunie à la cire, sa barbe et ses cheveux grisonnants, toute son apparence brisée, hésitante, maladive.

Il avait péniblement passé sa vie aux colonies, comme commissaire du gouvernement, dans les postes les plus périlleux. Il y avait gagné des fièvres, une énergie indomptable malgré sa déchéance physique, l’habitude de vivre seul, de parler peu et d’agir en silence, une certaine misanthropie, et soudain, vers cinquante-cinq ans, à la suite de la fameuse affaire des trois Espagnols de Biskra, la grande, la juste notoriété.

On réparait alors l’injustice, et d’emblée, on le nommait à Bordeaux, puis sous-chef à Paris, puis, à la mort de M. Dudouis, chef de la Sûreté, et en chacun de ces postes, il avait montré une invention si curieuse dans les procédés, de telles ressources, des qualités si neuves, si originales, et surtout il avait abouti à des résultats si précis dans la conduite des quatre ou cinq dernières affaires qui avaient passionné l’opinion publique, qu’on opposait son nom à celui des plus illustres policiers.

Gourel, lui, n’hésitait pas. Favori du chef, qui l’aimait pour sa candeur et pour son obéissance passive, il mettait le chef au-dessus de tous. C’était l’idole, le dieu qui ne se trompe pas.

M. Lenormand, ce jour-là, semblait particulièrement fatigué. Il s’assit avec lassitude, écarta les pans de sa redingote, une vieille redingote célèbre par sa coupe surannée et par sa couleur vert olive ; dénoua son foulard, un foulard marron également fameux ; s’appuya des deux mains sur sa canne et murmura :

— Parle !

Gourel raconta tout ce qu’il avait vu et tout ce qu’il avait appris, et il le raconta sommairement selon l’habitude que le chef lui avait imposée.

Mais quand il exhiba la carte de Lupin, M. Lenormand tressaillit.

— Lupin ! s’écria-t-il.