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eût voulut se soustraire, il évoqua l’image de Geneviève, de Geneviève, grande et puissante, elle aussi, harmonieuse et parfaite, de Geneviève, créature de luxe et de beauté. Et au fond de lui, une voix murmura :

— Ils sont faits l’un pour l’autre, l’union de ces deux êtres est juste et naturelle.

On l’interrogeait maintenant, et Lucien dut énumérer ses tares, la déchéance de son corps, son souffle trop court, ses organes épuisés. Il parlait bas, mais l’autre, l’autre entendait, il en avait la certitude, et c’était son supplice.

On l’ausculta, on palpa ses membres fluets, sa poitrine étroite, son dos voûté, et tout cela longuement, sous les yeux de l’autre. Quelle honte ! Il avait envie de pleurer comme un enfant.

Puis le major lui dit :

— Il faut vous présenter au conseil de réforme, mon ami. Rhabillez-vous.

Le soir, Lucien, libéré, rentrait chez lui, fiévreux et grelottant. Il s’enferma durant deux jours, ne voulant voir personne. Il lui semblait que rien ne réussirait jamais à effacer l’humiliation affreuse qu’il avait subie.

Il se trompait. Quelque chose au contraire pouvait le relever à ses propres yeux, c’était d’écouter la voix intérieure qui l’avait tellement bouleversé, et de lui obéir.

Il le comprit peu à peu. Il comprit que la force et que la bonté sont les deux grandes lois du monde. L’amour les doit respecter. Geneviève et Hervé, types d’humanité supérieure, formeraient un de ces couples où se perfectionne la noblesse de la race. Nul n’avait le droit de s’interposer entre eux.

Quant aux disgraciés et aux souffreteux, leur devoir est de s’incliner devant les privilégiés, de disparaître et de s’isoler.

Lucien écrivit à Geneviève qu’il renonçait à sa main.

Maurice LEBLANC.