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Fous de rage, ils s’en prirent l’un à l’autre. Aussi bien leur haine avait-elle acquis, durant cette période, un caractère de violence vraiment intolérable. Ils résolurent d’en finir.

Et la décision à laquelle ils s’arrêtèrent d’un commun accord, en une entrevue qui dut être, on l’avouera, singulièrement émouvante, eut ce côté incroyable d’une lutte où les deux adversaires seraient sûrs de succomber. Oui, les chances de catastrophe, les probabilités de mort, on pourrait dire les certitudes de mort, étaient non seulement égales, mais fatales, et pour l’un comme pour l’autre. Sorte de duel, en un mot, où chacun d’eux devait inévitablement périr, mais en goûtant la volupté farouche et délicieuse de porter à son adversaire le coup suprême…

La route qu’ils choisirent est dans l’Oise. Entre Normare et Vincilly, elle compte six kilomètres de terrain plat. Elle est absolument droite et très peu large, tout au plus de la largeur de deux voitures. Des fossés plantés de saules la bordent.

À dix heures précises, Dermelin partit de Normare dans sa 40-chevaux.

À dix heures précises Bradol partit de Vincilly dans sa 50-chevaux.

Ils allaient l’un contre l’autre.

Et ils allaient avec la volonté inébranlable du choc meurtrier, du choc où l’ennemi abhorré serait anéanti.

Minutes en vérité tragiques ! Ils se voyaient poindre à l’horizon, monstres de fer et de feu qu’accompagnait un nuage de fumée. Ils se voyaient l’un l’autre et ils se sentaient eux-mêmes pareils à des obus que la rigueur mathématique des lois naturelles condamnerait à se rencontrer à un point fixe de leur course, sans que nul puissance au monde pût les détourner de la ligne inflexible qu’ils suivaient.