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— Vous ne me verrez pas demain à la fenêtre ; et quand me verrez-vous, je ne sais. Vous ignorez tout ce que vous avez éveillé de curiosité dans la ville, et tous les commérages qui en ont résulté. C’est pour moi que vous veniez, personne ne s’y méprend, il n’est pas un seul de nos regards qui n’ait été surpris.

Notre entente est connue de tous. On m’a vue descendre tantôt, on ma suivie, quelqu’un fut même témoin de notre départ. Et tenez… observez, là-bas, ces deux femmes qui nous épient.

— Eh bien ?

— Eh bien, ma mère doit être au courant déjà. Elle est très rigide, ma mère. Demain la fenêtre sera close et je n’aurai plus le droit de quitter ma chambre.

— Mais ces ennuis, ces tourments, vous les prévoyiez en me rejoignant ?

— Oui.

— En ce cas ?…

— L’heure qui vient de s’écouler valait bien davantage. Je ne regrette rien.

Grave, simple en sa mise de petite ouvrière en qui l’on devinait un instinct d’élégance et de grâce, elle avait un air de douceur résignée qui me navra, et aussi une expression très résolue.

— Ainsi donc ?… demandai-je.

— Ainsi donc, adieu. Vous oublierez facilement ce qui n’était pour vous qu’une aventure sans conséquence, un amusement. Moi, je me souviendrai, et ce sera bon.

Elle me tendit la main, je la baisai et elle s’éloigna.

Le lendemain je passai sous la fenêtre. Elle était close, selon ses prévisions.

J’y repassai le surlendemain. Même vision de logis abandonné. Et durant tout un mois je repassai sans plus de succès. Et je savais qu’elle était là, enfermée. Elle, prisonnière, cette enfant de joie et de beauté, à laquelle je n’avais réussi qu’à donner le regret de l’espace et de l’indépendance !

À l’automne je dus partir, et la vie recommença, comme autrefois, vie de plaisir, de travail et d’oisiveté.

Mais, un soir d’hiver, à bout de forces, je retournai là-bas et j’allai frapper à la porte du vieux logis sombre…

Elle est ma femme aujourd’hui.

Maurice LEBLANC.