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je l’ignorais, et celui-là aussi, et ces collines, et cette route bordée d’acacias, et j’ignorais également toutes les puissances et toutes les réserves de mon être. Je ne sais où je vais, je ne sais ce que je vais découvrir en moi et autour de moi. C’est la sensation affolante de l’inconnu. On glisse, on vole, on plane, on n’est plus soi, mais une grande force qui se meut sans effort, un nuage que le vent emporte, une vague qui roule sur l’Océan, et l’on n’en sait pas plus que le nuage ou la vague, pas plus que les forces aveugles de la nature. Qu’y a-t-il au tournant de ce chemin ? De quel royaume approchons-nous ? À quelle félicité, à quelle détresse suis-je destinée ? On ne sait rien. Le passé est mort, il n’y a que l’avenir attirant et mystérieux.

Cela devenait douloureux à la fin. Je murmurai :

— Où allons-nous ?

Il n’entendit pas, toujours immobile et impénétrable. J’aurais bien voulu pourtant qu’il me regardât et qu’il sourît. Dans ce monde nouveau, dans cette vie nouvelle de l’âme et des sens, n’était-ce pas lui qui me conduisait ? Il n’y avait que lui qui ne me fût point totalement inconnu. Il faisait partie du passé, lui ; c’était lui qui m’avait ouvert l’avenir. Pourquoi ne parlait-il pas ?

On monta une côte très longue, et l’on redescendit rapidement l’autre penchant de la montagne. En bas, au détour d’une falaise abrupte, un troupeau de bœufs nous barra la route. Pourquoi n’ai-je pas eu peur ? Aucun danger ne pouvait-il m’atteindre auprès de Bertrand ? J’admirai son adresse et son calme. Il me dépassait de toute la tête, son buste était large et vigoureux ; malgré moi, je subis la domination de son audace et de sa volonté. J’avais foi en lui pour me guider, comme en un compagnon qui conaît toutes les voies et tous les obstacles.