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Au bout d’une quinzaine, quoique son visage n’eût pas même tressailli, il me sembla qu’un sourire invisible en avait éclairé la morne expression. Et j’en conçus peut-être plus de peine en songeant à tout ce qu’il y avait de sourires enfouis et de bonheurs impossibles en cette petite existence de recluse sans espoir.

Et je me rappelle très nettement qu’après m’être échappé vers les plaines ouvertes, à toute vitesse, comme un fou, sans vouloir réfléchir, je m’arrêtai soudain au sommet d’une côte et descendis de voiture. Non, c’était trop injuste d’aller ainsi, ivre de mouvement, dans le grand espace lumineux, tandis qu’elle, mon amie inconnue, s’étiolait dans les ténèbres d’une prison. Et mes yeux s’étant posés sur l’immensité merveilleuse des horizons, je les fermai de mes deux poings crispés. Non, je ne verrais pas la beauté du ciel et de la terre, tandis qu’elle ne considérait que les pavés gras et les murs qui suintaient !

Enfantillage certes, excitation d’un esprit sentimental qui se complaît dans l’excès même de sa sensibilité. Mais qu’il parle donc celui dont le plaisir ne fut jamais assombri par le spectacle d’une misère !

Et l’idée me vint, le désir impérieux m’envahit de la faire, ne fût-ce qu’une fois, participer à mon plaisir. Tant qu’elle n’aurait pas senti ce que je sentais jusqu’alors avec une telle intensité, je n’aurais plus de joie à le sentir. Il fallait qu’elle sût, elle aussi, qu’elle palpitât, qu’elle s’ouvrît au soleil, qu’elle s’épanouît à l’infini.