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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA PRISONNIÈRE

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Pour sortir en voiturette de la gorge solitaire où j’habitais cet été-là, il me fallait traverser la petite ville de Lunerol, et dès le premier jour, à droite de la longue rue tortueuse et sombre qui la divise en deux, je remarquai ce joli visage de jeune fille, d’enfant presque.

Elle demeurait au rez-de-chaussée de l’une des maisons les plus lamentables de l’endroit, en face d’une prison dont les murs énormes ne laissaient pénétrer qu’un peu de vague lumière et jamais un rayon de soleil.

Assise auprès d’une femme à cheveux gris que je sus depuis être sa mère, elle travaillait à des ouvrages de dentelle. Dans l’encadrement de la fenêtre, elle offrait vraiment un délicieux spectacle de grâce et de charme.

De tristesse aussi, car rien n’est plus mélancolique que ces visions de jeunesse qui se fane, de fraîcheur qui se flétrit. On éprouve de la gêne, de la révolte. Pour moi je n’oublierai jamais qu’à l’issue du long couloir humide que forme la rue, quand je débouchai sur la vaste plaine, claire et joyeuse, ma sensation de délivrance se mêla d’un peu de remords comme si j’avais été complice de quelque chose d’injuste.

Le lendemain nos yeux se rencontrèrent. Elle rougit et baissa la tête. Et j’emportai son image avec moi parmi les bois et les vallées, sa douce image de vierge trop pâle, au profil émacié, au cou qui s’incline en un geste de lassitude.

Et chaque jour il en fut ainsi : un regard très rapide, l’impression que je respirais au passage une fleur cachée et de couleurs discrètes, et durant toute ma promenade, un parfum subtil qui s’attachait à moi, un souvenir qui mettait comme un voile de deuil à mes allégresses et à mes exaltations de plein air.