Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/53

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On n’est plus qu’une masse sensible, délicate, frissonnante, où palpite la foule des émotions. On est comme augmenté, comme gonflé de tout ce que l’on voit et de-tout ce que l’on admire, fièvre d’éternelle jeunesse où la jeunesse se hausse à un degré d’acuité extraordinaire, où l’on est imprégné de joie et de bonté, où l’on voudrait embrasser les êtres et les choses.

Tout cela, je ne doutais pas que ma compagne l’éprouvât avec la même ivresse que moi. Je le voyais à son visage contracté et à la flamme ardente qui luisait dans ses yeux. Selon ce qu’elle avait dit, elle ne prononça pas un mot. Plusieurs fois seulement elle soupira, soupir de peur à certains moments où le danger nous frôla, gémissement d’extase devant certains spectacles subitement aperçus.

Chambly, Beaumont, l’Isle-Adam, la forêt… Vraiment, c’était affolant, cette course vertigineuse à travers l’espace, affolant et mystérieux auprès de cette inconnue dont le cœur battait avec le mien, dont les yeux s’ouvraient aux mêmes visions que mes yeux, et qui semblait, comme l’eût fait l’amie la plus confiante, m’avoir livré toute sa destinée.

Et j’allais, j’allais, avec cette impression étrange que c’était en moi que résidait le principe même du mouvement qui nous emportait. Et j’aurais voulu plus de vitesse encore, et des forces toujours renouvelées, et que quelque miracle…

Un choc, une déviation terrible, la sensation de n’être plus rien que le jouet d’une puissance formidable… Que s’est-il passé ? Je suis à terre, sans blessures, je crois, mais tout étourdi. Ce n’est que peu à peu que je reprends connaissance… j’ouvre les yeux…je me souviens… ma compagne… qu’est-elle devenue ? Elle