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Eh bien, Hector Beaugrain, ici présent, affirma qu’il avait une automobile. Donc il l’eut, et ce fut une 8-chevaux, une 16-chevaux, et il roula à travers la Bretagne, à travers la France, à travers l’Europe.

Et il est redevenu ce qu’il était. On le cite, on le consulte, on publie les dépêches qu’il fait envoyer des villes où soi-disant il passe, on écoute dans les salons le récit de ses exploits, on est confondu de son audace. Et je ris, non, tu ne peux pas t’imaginer ce que je ris quand je suis là, tranquillement, à compulser mes guides et mes cartes, à dresser le plan de mon prochain voyage, à écrire les péripéties de ma dernière excursion, à mesurer les distances, à établir des horaires ! Hein ! le monde est-il assez stupide, et n’a-t-on pas raison de le tromper quand son estime tient à de telles bêtises ?

Une ombre de tristesse l’effleura. Et il dit à voix basse :

— De telles bêtises ? Suis-je bien sûr que ce soient des bêtises ? Voyager, voir des pays nouveaux, aller très vite, franchir l’espace, les champs, les bois, les montagnes… comme ce doit être délicieux ! Ah ! vois-tu, il me vient des regrets parfois. À force de vivre dans des contrées inconnues, et d’y vivre de cette vie libre, émotionnante et fiévreuse, il m’arrive de songer mélancoliquement à ma vie si étroite et si bornée. Quelle misère !… Pourquoi ne puis-je pas, moi aussi ?… Vrai, j’ai des moments de désespoir… Ainsi, ce matin, le croiras-tu, j’ai pleuré sur la carte de Roumanie quand j’ai lu dans les journaux que j’étais à Bucharest !

Pauvre Hector Beaugrain…

Maurice LEBLANC.