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Il parut fort ennuyé de ma visite et balbutia :

— Si, mais si… je t’affirme…

— Fichtre, quel tour de force ! repris-je. Et c’est probablement sur ta nouvelle deux cents-chevaux ?…

— Entre, me dit-il, d’un air décidé.

J’entrai dans sa chambre. La table était encombrée de guides, de plans, de cartes, d’indicateurs, d’atlas, de livres de voyage, de dictionnaires géographiques.

— Que diable fais-tu de tout cela ?

— Eh bien, je voyage.

— Ou plutôt tu te prépares à voyager ?

— Moi ! Mais je n’ai jamais quitté Paris.

— Mais tes prouesses en automobile ? ta pointe vers Constantinople ? les télégrammes qui te concernent ? l’article si documenté que tu as publié dans la Revue du Touring Club sur ta traversée des Pyrénées ?

— Des histoires ! s’écria-t-il en frappant sur la table. Tout est là, dans ces livres. Moi chauffeur ! Mais je ne sais même pas ce que c’est qu’un carburateur ! Moi globe-trotter ! Mais je n’ai jamais trotté en dehors du Bois !

— Alors, dans quel but ?…

Il devint grave et me répondit avec un accent où il y avait comme de la colère et de la rancune :

— Dans le but d’être quelqu’un… oui, d’être quelqu’un comme je l’étais du temps où la mode avait consacré la bicyclette. N’est-ce pas inouï qu’un monsieur que l’on considère, qu’un monsieur coté comme je l’étais, interviewé, traité en arbitre et en oracle, enfin bien posé, redescende tout d’un coup au rang le plus obscur, parce que tel exercice dont on raffolait a cessé de plaire ? Je l’avoue, je n’ai pu supporter cela. J’en ai souffert réellement. On ne se résigne pas ainsi à n’être plus rien après avoir été, je puis le dire sans fausse modestie, quelque chose. Et que fallait-il pour retrouver ma situation perdue ? Oh ! simplement une automobile. Je n’avais pas d’argent ? Qu’importe ! L’essentiel n’est pas de posséder, mais de faire croire que l’on possède.