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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Le Monstre
J’activai l’allure. Nous étions à la fin
de mai, il était temps de commencer
un entraînement en vue des grandes
excursions de l’été. Je contournai rapidement
la Cascade, remontai la côte qui
domine l’hippodrome de Longchamp et
redescendis vers Boulogne.
Soudain, je fis deux ou trois embardées.
Il me sembla que mon guidon
cherchait à s’échapper de mes mains.
M’étant penché, je m’aperçus que mon
pneu d’avant était dégonflé. Je sautai
à terre.
Au même moment j’entendis un éclat
de rire, ou plutôt je crus l’entendre, car
il n’y avait personne sur la route.
J’ai pour principe, quand ma bicyclette
se détraque — à moins que ce ne
soit en rase campagne, auquel cas je
me mets à l’œuvre — j’ai pour principe
de prendre immédiatement ladite bicyclette
à la main et de marcher jusqu’à
là plus prochaine station de voitures ou
de chemin de fer. C’est plus vite fait.
Ainsi opérai-je.
Le lendemain je repartis avec ardeur
vers Longchamp. Or, pour la seconde
fois, et à peu près au même endroit,
mon pneumatique rendit l’âme.
Et, comme la veille, un éclat de rire accueillit
ma mésaventure.
Autour de moi, personne.
C’était assez étrange. Le jour suivant,
je retournai là-bas, mais du haut de la
côte, j’aperçus, à deux cents mètres en
avant, et juste à la place maudite, deux
cyclistes arrêtés de chaque côté de la
route, et qui réparaient leurs machines.
Une certaine anxiété m’étreignit. Allais-je,
moi aussi, crever et pour la troisième
fois ?