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Quelques minutes passèrent. L’attente m’énervait. Je murmurai :

— Comme il est long !

M. d’Argense resta silencieux, agacé sans doute aussi de ce retard. Puis je sentis qu’il me regardait, et cela me mit mal à l’aise. Il dit :

— Si nous partions sans lui ?

Je me mis à rire, mais ayant levé les yeux, j’eus un frisson. Il ne riait pas, lui ; sa figure avait une expression étrange, et comme un air d’égarement. Il était penché sur moi ainsi que sur une proie. Sa main chercha la mienne. Il répéta, d’une voix altérée :

— Si nous partions ? Si je vous enlevais ? Oui, oui, vous êtes si belle, je vous aimerais tant !… la vie serait si délicieuse !

Ma gorge se serra, un vent de folie passait sur cet homme, j’eus la vision soudaine, complète, de ce qu’il pouvait faire, de ce qu’il allait faire peut-être en un geste de démence, et je m’écriai, éperdue :

— Charles ! Charles ! viens-tu ? Dépêche-toi…

Il me regarda encore en silence, il regarda mes lèvres, mes mains, mes épaules, il regarda jusqu’au fond de mes yeux épouvantés, balbutia mon nom comme s’il cherchait à l’apprendre : Régine, Régine… puis violemment, en trois gestes résolus, tourna des choses, en leva et en baissa d’autres… Nous étions partis…

Partis ! Des appels derrière nous, la voix de Charles qui domine, les arbres du parc contre lesquels nous allons certainement nous jeter, et la grille surtout, la grille si étroite et que nous ne pourrons franchir… Oh ! j’ai peur ! À peine s’il ralentit et nous voilà dehors…

— Mais vous êtes fou ! lui dis-je, mais vous êtes fou !

Et dans un sursaut de révolte, je prends son bras pour l’arrêter. Un écart brusque… nous frôlons le mur de la ferme, à droite, puis revenons à gauche brutalement, éventrant une haie. Alors je me cache la tête entre les mains, toute courbée sur moi-même, et je ne bouge plus.