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L’automobile gisait à vingt pas d’elle, renversée, comme une bête qui agonise, les pattes en l’air et qui se débat, et, tout près, deux hommes étendus, immobiles.

Folle d’épouvante, elle se dressa, retomba sans force, puis, tout à coup, dans un élan d’énergie, elle se précipita. Un flot de gens entourait déjà la voiture. Elle le fendit, impérieuse, irrésistible, les bras en avant, la voix rauque.

Un des deux hommes, le mécanicien, était relevé, mort. Et l’autre, on l’emportait, mort aussi.

Elle courut. Elle souleva le voile dont on avait recouvert le cadavre, et elle resta stupéfaite : ce n’était pas Victor !

Ce n’était pas son mari. C’était Lafenestre, le coureur des Delavigne. Lafenestre qui, arrêté par des pannes, hors de course, avait-on cru, achevait son deuxième tour.

Elle contempla ce visage livide, où coulaient deux filets de sang. Une joie indicible, formidable, la gonflait. Cela bouillonnait en elle comme un ferment trop violent, et soudain elle éclata de rire, mais d’un rire abondant et sonore, qui lui détendait les nerfs.

On protesta avec indignation. Elle regarda les gens d’un air étonné et dit :

— Ce n’est pas mon mari… J’avais pensé que c’était lui, Victor Danjou, et ce n’est pas lui… alors, vous comprenez combien je suis heureuse !…

Et elle rit encore, comme on rit aux bonnes minutes de la vie.

— Mais, taisez-vous donc, c’est atroce !

Quelqu’un lui tordait le bras, une femme à cheveux gris, à figure convulsée, qui répéta :

— Mais, taisez-vous ! Lafenestre, c’est mon fils… mon fils… allez-vous vous taire !

Elle eut pitié de la malheureuse, mais tout de même rien ne pouvait empêcher, n’est-ce pas, que Victor ne fût vivant, et elle dit d’une voix très douce :

— Il faut me pardonner, Madame, pensez donc ! j’étais persuadée que c’était Victor, et ce n’est pas lui. Ah si vous saviez comme je suis contente !

Au même moment, une chose effleura la foule effrayée, une trombe. On reconnut la voiture de Danjou. Catherine la suivit des yeux. Une minute après, son mari arrivait là-bas, vainqueur.

Et elle battit des mains. Un bonheur surnaturel la soulevait. Elle rit de nouveau, largement, de toute son âme et de toute sa vie. Elle rit près du cadavre et en présence de la mère qui pleurait, Elle rit comme il est naturel que rient les pauvres créatures humaines qui viennent d’échapper aux coups du destin.

Maurice LEBLANC.