— Eh bien vrai, lui dit un de ses camarades, tu n’es pas drôle. Quel air de croque-mort ! Et voilà plus de six mois que ça dure.
— Oui, fit un autre, depuis la grande pelle du vélodrome.
Je remarquai le regard irrité de Bartissol. Un troisième continua :
— Ce pauvre diable de Redeuil ! Je comprends, vous étiez deux copains, unis comme les deux doigts de la main, mais enfin, il faut se faire une raison !
— Voulez-vous que je vous dise le fin fond de ma pensée ? reprit le premier. Eh bien, s’il se fait des idées noires, ce n’est pas tant pour cela, ça vient d’autre chose.
— D’autre chose ?
— Oui, une histoire de femme. Eh ! tu dresses l’oreille ? Bah ! tout le monde sait bien qu’elle ne veut pas de toi.
— Qui ? demanda-t-on.
— Adrienne Aubrée, parbleu, la fille d’Aubrée, le directeur du grand garage ; c’était aussi la cousine de Redeuil.
Bartissol frappa violemment la table d’un coup de poing.
— Assez ! cria-t-il.
On se tut, sans que personne cependant parût prêter grande importance à sa colère. La conversation changea.
Au bout de dix minutes, il se versa deux pleins verres de rhum et les avala coup sur coup. Il recommença dix minutes après, emplissant aussi à chaque fois le verre de son voisin, Alfred Hédouin, qui lui tenait tête.
Quelqu’un lui dit :
— Heureusement que tu n’es plus à l’entraînement.
Les autres s’étaient levés, car l’heure s’avançait. Ils partirent. Hédouin et Bartissol restèrent. Celui-ci proposa :
— Encore un verre ?
— Encore un.
Une demi-heure se passa. De temps à autre ils échangeaient des phrases quelconques d’une voix pâteuse. Leurs yeux avaient cette expression vague des gens dont l’ivresse est intérieure. Puis Hédouin dit :
— C’est vrai, ton histoire avec la fille d’Aubrée ?
— Oui, elle ne veut pas.
— Pourquoi ?
— Ah ! est-ce qu’on sait !
Un quart d’heure encore. Visiblement Hédouin ne pensait plus à sa question. Ce fut Bartissol qui reprit, comme s’il cédait à la nécessité de parier de ce qui le préoccupait :
— Redeuil l’aimait aussi.
— Ah ! fit l’autre, tout à fait désintéressé.