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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Premières Armes

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J’avais quatorze ans. Le jour où l’on me donna ce grand bicycle de 1 m. 32, que j’ambitionnais depuis des mois, ma tante Suzanne, qui habitait une campagne située à sept lieues de la ville, passait l’après-midi chez nous. C’était un vendredi.

Et le soir, en montant dans sa calèche, tante Suzanne dit à mes parents :

« — Vous savez, dimanche je serai seule, mon mari s’absente deux jours. Avis à ceux qui m’aiment ! »

L’allusion était directe, n’est-ce pas ? Qui donc aimait tante Suzanne, sinon moi, son neveu, moi, dont elle n’avait pas pu ne pas remarquer les soupirs, les airs dolents, les regards d’admiration passionnée, moi, dont l’amour, évidemment, avait fini par troubler son cœur de jeune femme.

— J’irai, pensai-je.

Et comme il n’y avait alors ni diligence ni chemin de fer pour se rendre à Thibermesnil, je résolus d’y aller sur mon bicycle. Je ne savais pas m’y tenir ? Je saurais.

Et le dimanche, à six heures du matin, après une journée d’apprentissage laborieux, où j’avais acquis tant bien que mal une notion bien incertaine de l’équilibre, je partis audacieusement.

Les cinq heures qu’il me fallut pour effectuer la route sont restées dans ma mémoire comme un des souvenirs les plus poignants et les plus tragiques de ma vie. Ce fut un calvaire. Insuffisamment préparé, je n’avais pas fait trois cents mètres que j’échouai contre une petite voiture à bras pleine de légumes et de fruits.