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Ma victoire était certaine, sur cinq cents mètres surtout. Les deux frères ne comptaient pas. Valoise manquait de souffle, et d’Estrieux, qui avait du fond, était lent au démarrage. Et déjà je ressentais cette joie particulière que donne la supériorité, si insignifiante qu’elle soit et de quelque manière qu’elle se manifeste. Cependant, à cinquante pas du but, ayant tourné à demi la tête, je distinguai derrière moi, dans mon sillage, une forme…

Je redoublai, apportant à mon effort l’excitation d’un lutteur qui veut vaincre à tout prix. À trente mètres, mon rival parvint à ma hauteur. À quinze mètres il me dépassa. J’étouffai un cri. C’était ma femme.

Cette petite défaite inattendue qui, soyons franc, me vexa plus que de raison, fut suivie le lendemain d’une autre blessure d’amour-propre. Il pleuvait. On fit des armes dans la grande salle. Je me défendis facilement contre Yves Lessart qui passe pour un bon amateur ; mais Clotilde ayant pris le fleuret, me domina nettement. Trois fois de suite je fus touché.

Le jour suivant, à cheval tous deux, il me fallut constater mon infériorité devant un obstacle que ma femme sauta, et que je n’osai pas, non, que je n’osai pas affronter.

Et je me rendis compte ainsi, soit par des expériences réitérées, soit en me remémorant certains faits, que Clotilde l’emportait sur moi dans tous les exercices du corps, dans ceux mêmes où je pouvais prétendre à quelque mérite. Comme chauffeuse, elle montrait certes plus d’adresse, de décision et d’audace. Dans nos excursions à bicyclette, c’était toujours elle la plus vaillante et la plus infatigable. À Luchon où nous primes les eaux, je dus prétexter la défense du docteur, une nuit que nous partions avec des guides pour notre sixième ascension : j’étais fourbu. Au tennis, elle me refait deux sets. Je renonçai à chasser avec elle : corrigeant mon tir, sans viser presque, elle tirait les perdreaux et les lièvres que je venais de manquer.