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trefait, de taille exiguë et hideux de visage, et que, sur sa prière, il avait été jusqu’au bourg voisin chercher deux bidons d’essence. L’individu l’avait payé de sa peine à louis d’or. Plusieurs dépositions du même genre se produisirent. La plus importante provint d’un fermier de la Beauce. Il déclara que le sieur Gruel avait reçu une très grosse somme pour location de sa grange pendant huit jours à un individu possesseur d’une automobile. Interrogé, le sieur Gruel nia, mais ne put indiquer la source de l’argent que l’on trouva entre ses mains.

Dès lors la légende s’affirma : l’homme était fabuleusement riche, et c’est par monceaux d’or qu’il récompensait les services ou s’assurait la complicité momentanée de tel passant rencontré. Il se terrait dans quelque coin, au fond des forêts, en sortait peu pour ne pas multiplier les chances d’être surpris, accumulait çà et là des réserves de vivres, des provisions d’essence… puis soudain, à intervalles irréguliers, une apparition, deux, trois, quatre victimes, comme foudroyées par un éclair… et puis le silence, la vision évanouie…

« Gueule-Rouge », tel fut le nom du monstre, et l’on qualifiait de la sorte aussi bien l’être monstrueux qui s’ingéniait à tuer que la bête monstrueuse qui frappait de mort.

Gueule-Rouge ! Gueule-de-Sang ! Gueule-de-Mort ! Le pâtre la vit à travers ses landes, et le montagnard au flanc de ses rochers. Elle mordit le chemineau qui suit le bord des routes blanches, happa le gamin qui joue dans le ruisseau des petites villes, dévora les gars et les filles qui reviennent de la fête en se tenant par la main. Elle effleura les grandes cités, Bordeaux, Marseille, Lille, de son baiser sanglant. Elle hurla dans Paris… Oui, en plein jour… sur les boulevards… quelque chose qui passa, qui tua… Gueule-Rouge !