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Mais la gloire de M. Quemin réside surtout dans ce fait que chaque jour, et quatre fois par jour, il effectue au pas gymnastique le trajet qui sépare le journal de son domicile de Passy. D’un trait, les coudes serrés au corps, le torse en avant, la tête légèrement en arrière, M. Quemin file vers l’Arc de Triomphe, dégringole le boulevard Haussmann, fonce à travers les rues Aubert et du Quatre-Septembre et, maintes fois on l’a constaté, arrive au bureau sans être essoufflé. Ses vêtements sont naturellement appropriés à ce genre de vie. Été comme hiver, un simple veston, très léger et très usé d’ailleurs. Jamais de paletot, M. Quemin ignore le froid.

J’avoue que de telles singularités ne laissèrent point de m’intriguer infiniment. Quel miracle avait pu opérer dans ce placide bonhomme une métamorphose aussi radicale ? Comment le rond-de-cuir primitif, au ventre prématuré, aux habitudes de mollusque, avait-il produit ce type étrange d’athlète bien musclé, ma foi, puissant et souple, et assez entraîné pour couvrir quotidiennement de longues distances au pas gymnastique ?

Or, dimanche dernier, j’ai rencontré M. Quemin au bois de Boulogne. Il poussait une petite voiture où dormait un enfant, et de son bras libre portait un autre enfant. Près de lui marchait une jeune femme d’aspect sympathique et de mise gracieuse. Il me salua d’un air très fier. Je l’abordai carrément, pensant que l’occasion était peut-être bonne d’en savoir plus long.

Nous causâmes. Mme Quemin est vraiment charmante, instruite et d’un tour d’esprit qui donne à sa conversation beaucoup d’agrément. Son mari l’écoute la bouche ouverte, avec des sourires ébahis. Elle s’en divertit, mais gentiment et d’une manière où l’on sent beaucoup d’affection et d’estime. S’il l’entoure