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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Monsieur Quemin, athlète

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Au journal où j’ai débuté voilà tantôt dix ans, M. Quemin, employé aux écritures, était bien l’homme le plus paisible, le plus endormi, le plus veule, le plus flasque, le plus immobile qu’il fût possible de voir. Or, M. Quemin s’étant marié il y a cinq ans, ayant eu un fils l’année suivante et une fille quinze mois après, est devenu l’homme le plus énergique, le plus actif, le plus exercé, le plus averti des choses de sport que l’on puisse rencontrer.

Oui, telle est l’exacte vérité : l’existence de M. Quemin repose entièrement sur le culte du muscle. C’est une religion, de l’idolâtrie. M. Quemin a beau remplir à merveille les devoirs de sa profession, on devine aisément que son cerveau ne s’arrête pas une seconde de secréter des idées musculaires. Il le prouve d’ailleurs. Debout devant la haute table qui lui sert de pupitre, M. Quemin écrit de la main droite, et de l’autre soulève de temps en temps, et tient à bout de bras pendant quelques minutes, une chaise placée là à cet effet, et cela gravement, méthodiquement, sans se distraire de son travail, et comme si cet acte en faisait partie essentielle. Ou bien, cessant toute besogne, il colle violemment ses deux poings sur sa poitrine, les jette en l’air de toutes ses forces, tout en pliant à fond sur les deux genoux, puis se relève vivement, ramène lesdits poings contre sa poitrine, et après avoir exécuté ce petit assouplissement à diverses reprises, se remet à sa tâche. Jamais il ne consulte les grands registres sans jongler avec eux comme avec des haltères. Ses collègues parlent avec un étonnement respectueux de la massue de fer qui lui tient lieu de porte-plume et du pavé qu’il emploie en guise de presse-papier.