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L’heureuse créature, toute de grâce et de spontanéité ! Raymond lui répondait, le grave Raymond, si en train et si enfant ce jour-là. Comme tous ces détails sont restés précis dans mon souvenir ! On croirait qu’un pressentiment nous oblige à noter les plus petites choses qui précèdent les minutes importantes de notre vie.

Nous repartîmes. Un joli soleil pâle nous éclairait. Henriette chanta. Mais une fêlure de la glace, qui avait l’air de nous accompagner, car elle se produisait au fur et à mesure de notre passage, ne laissa pas de nous inquiéter, et pendant un moment nous n’avançâmes plus qu’avec une certaine timidité, Georges en tête, puis Raymond, puis, ensemble, Henriette et moi.

— Halte ! cria Georges.

Nous étions déjà près de lui, et nous vîmes un trou assez large où l’eau du fleuve scintillait un peu au-dessous des bords.

— J’ai peur ! dit Henriette.

— De quoi ? répliqua Raymond, regardez comme la glace est épaisse… Au moins vingt centimètres.

Et de fait, il n’y avait aucun danger. Les deux hommes s’approchèrent.

Et soudain, d’un coup dans le dos, Raymond poussa brusquement le mari d’Henriette. Au lieu de tomber en avant, Georges, à cause de ses patins qui glissèrent sous lui, perdit l’équilibre en arrière, ce qui le rejeta sur Raymond. Il s’accrocha au bras de son ami, qui tenta se dégager. Mais l’autre tenait bon, et ce fut entre eux une lutte furieuse, sans merci.

Tout de suite, hurlant d’effroi, je voulus m’élancer. Henriette fut plus vive que moi : elle me barra le chemin et m’empoigna par les deux épaules pour me retenir.

Je bégayai :

— Séparez-les… vite… Ah ! laissez moi…

— Mais tu ne vois donc pas qu’ils jouent ? Eh oui, ils s’amusent…

Et elle ajouta entre ses dents :